L’art contre la culture
Si l’art reçoit son nom, il est perdu. Sa reconnaissance comme « Art » par les institutions le prive de ce qui le rend vivant. La totalité de l’art est ainsi bien plus vaste que ce que recouvre son nom, nom qui induit même en erreur sur sa nature :
« Le vrai art il est toujours là où on ne l’attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. L’art il déteste être reconnu et salué par son nom. Il se sauve aussitôt. L’art est un personnage passionnément épris d’incognito. Sitôt qu’on le décèle, que quelqu’un le montre du doigt, alors il se sauve en laissant à sa place un figurant lauré qui porte sur son dos une grande pancarte où c’est marqué ART, que tout le monde asperge aussitôt de champagne et que les conférenciers promènent de ville en ville avec un anneau dans le nez. C’est le faux monsieur Art celui-là. C’est celui que le public connaît, vu que c’est lui qui a le laurier et la pancarte. Le vrai monsieur Art pas de danger qu’il aille se flanquer des pancartes ! Alors personne ne le reconnaît. Il se promène partout, tout le monde l’a rencontré sur son chemin et le bouscule vingt fois par jour à tous les tournants de rues, mais pas un qui ait l’idée que ça pourrait être lui monsieur Art lui-même dont on dit tant de bien. Parce qu’il n’en a pas du tout l’air. Vous comprenez, c’est le faux monsieur Art qui a le plus l’air d’être le vrai et c’est le vrai qui n’en a pas l’air ! Ça fait qu’on se trompe ! Beaucoup se trompent ! »
Le discours inverse la réalité dont il parle. C’est là le « poison de la culture ». Le faux art, qui, remarquons-le, a pu être du vrai art avant de s’être trouvé épinglé comme un papillon, est le seul qui reçoit le nom « art ». Ainsi se trouve nié un nombre considérable de pratiques qui constituent pourtant l’art véritable, c’est-à-dire celui qui est encore vivant. C’est cette partie-là de l’art qui semble pouvoir échapper à la culture et même la combattre. Reste à savoir comment.
En attendant la fondation d’« instituts de déculturation » qui seraient des « sortes de gymnases nihilistes où seraient délivrés, par des moniteurs spécialement lucides, un enseignement de déconditionnement et de démystification étendu sur plusieurs années », la réponse semble être pour Dubuffet d’étendre la logique de désenclosion qui caractérise ses écrits au-delà de ceux-ci. Prendre conscience que la culture segmente notre pensée, et lutter contre ce fait par les idées, ne suffit pas, il faut aussi rétablir de la continuité dans la pratique même. En art, le moyen de le faire est de rendre le plus possible actifs ceux qui habituellement sont réduits au statut d’admirateurs passifs. Il faut pour cela les faire passer de la contemplation à la production, dans une logique inverse à celle des musées et des autres lieux d’exposition dont on a vu qu’ils ne sont pas faits dans l’idée que le peuple puisse « s’adonner à son tour à la création ». Dans le même mouvement, il faut mettre à bas les hiérarchies qui permettent de valider un ensemble de productions et de styles plutôt que d’autres et de soutenir une classe d’artistes professionnels, seuls reconnus comme pouvant produire de l’art. La promotion de l’art brut remplit en partie ce programme puisque celui-ci est constitué de types variés, hors des conventions et des normes de la culture, ce qui déjà permet de remettre en cause l’aspect réducteur et limité de celles-ci, mais aussi parce que ces formes diverses sont produites par des êtres marginalisés et décrits par la culture comme incapables et inutiles pour la société. Le fait de donner une visibilité à l’art brut et de décréter, unilatéralement, la dignité de celui-ci rend accessible la culture à tous et montre que la pratique de l’art ne dépend pas de la maîtrise préalable de la culture institutionnelle, mais est possible pour chacun :
« Nous entendons par là [l’Art Brut, NDR] des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistiques, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu on [sic] pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujet, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythme, façons d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier dans toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. »
L’effet de cette remise en action par l’art sans condition de culture préalable est de rompre avec le mimétisme culturel dont nous avons précédemment parlé. Il faut ici comprendre ce que signifie pour Dubuffet de rompre avec le mimétisme culturel. Il ne s’agit pas de produire des œuvres originales au sens où l’originalité se trouverait dans leurs comparaisons par rapport à une série antérieure de références présentes dans la culture (et donc dans un jugement émis à partir de ces références). L’originalité pratiquée ainsi ne peut que produire un nouveau mimétisme, une nouvelle convention toute aussi réductrice que celle qu’elle supplante et engendrer un cycle infini d’originalités se transformant en académismes générant eux-mêmes de nouvelles originalités qui s’opposeront ensuite à eux :
« il [l’académisme, NDR] a fait peau neuve ; il s’est transporté dans de nouveaux réseaux à forme toute nouvelle où beaucoup ne le reconnaissent plus, le prennent en toute bonne foi pour l’éclatante lumière. Il a pris un visage moderniste, professe l’avant-garde, joue les turbulents, les séditieux. »
Si originalité il y a, ou invention ou création (autant de termes présents chez Dubuffet), ce ne peut donc être que dans le rapport au sujet qui produit, que comme « sécrétion » issue d’une origine individuelle. Cette originalité-là n’a pas besoin de se distinguer dans son résultat, n’a pas besoin d’être reconnue comme telle pour l’être et les œuvres pourraient même toutes se ressembler entre elles sans pour autant perdre leur caractère singulier. Le but est de produire un art venu de son propre fond et non de se positionner par rapport à des normes, quand bien même seraient-elles inévitablement présentes comme on l’a vu :
« C’est une notion [l’authenticité, NDR] dénuée de tout fondement. Tout artiste fait œuvre authentique dès lors qu’il s’emploie à ce qu’il souhaite avoir fait, ce qu’il aspire à voir. Et c’est bien sûr le cas de tout un. Après cela, ce qu’il aspire à avoir fait résulte-t-il de sa seule impulsion spontanée ou bien d’incidences dans lesquelles interviennent le mimétisme, des influences ? Personne ne tranchera de la part de tels phénomènes dans les composantes qui sont à l’origine d’une personnalité. C’est au point qu’on est fondé à se demander s’il resterait quoi que ce soit en propre une fois éliminées toutes ces interventions. »
Malgré ces doutes (bien légitimes), s’ouvre ainsi la possibilité d’abattre les hiérarchies culturelles puisque celles-ci ne peuvent procéder que du jugement. Si la contemplation perd sa préséance sur la production, il est possible d’en finir avec un art servant d’instrument de domination. Dans une telle hypothèse, perdant la possibilité d’émettre des jugements de valeur : « le corps culturel, perdant par là son arme, n’aura plus auprès du public aucune autorité, ni donc sur les artistes aucune prise ; par où ceux-ci seront délivrés de sa tutelle et surtout de l’effet d’intimidation qu’exerce sur la liberté de leur production la mythique, la fallacieuse notion de valeur. » Les conceptions de Dubuffet aboutissent ainsi à un art, à des pratiques artistiques plutôt, multiples, mouvantes, atomisées. De l’art sans sanction, sans norme légitimatrice se fondant non sur les mécanismes sociaux de reconnaissance, mais sur la volonté ou les besoins des auteurs.
Un second élément permet de combattre la culture, et la combat même naturellement : la matière, c’est-à-dire au fond la réalité elle-même. Dans sa correspondance avec Witold Gombrovicz, Jean Dubuffet la définit comme ce qui « se montre à ce qui nous résiste et nous cause douleur ; car il n’y a de réalité, il n’y a de faits et d’existence, qu’au moment des conflits. » Nous retrouvons ici le goût de notre peintre pour le conflit et une certaine cohérence avec ce que nous avons vu précédemment : la réalité, continue, dynamique et infinie, est irréductible à la pensée culturelle qui veut la segmenter et la classer, elle ne peut que lui résister. Remarquons que la réalité n’est pas accessible tout le temps, elle ne « se montre » que lors du conflit avec elle, le reste du temps, s’accordant à notre vision du monde, ou du moins ne s’y opposant pas, nous l’oublions par confort et habitude.
Aussi pour Dubuffet la réalité, comme matière doit-elle être l’impulsion qui engendre l’art. Parlant de sa pratique, il dit :
« Le point de départ est la surface à animer – toile ou feuille de papier – et la première tache de couleur ou d’encre qu’on y jette : l’effet qui en résulte, l’aventure qui en résulte. C’est cette tache, à mesure qu’on l’enrichit et qu’on l’oriente, qui doit conduire le travail. Un tableau ne s’édifie pas comme une maison, partant de cotes d’architectes, mais : dos tourné au résultat – à tâtons ! à reculons ! »
L’art anti-culturel est ainsi un art non conceptuel. Il n’est pas l’actualisation d’un projet dans la matière. Jean Dubuffet rompt ici avec les traditions néoplatonistes apparues lors de la Renaissance, celles qui font dire à Léonard de Vinci, par exemple, que la peinture est chose mentale, et qui ont durablement nourri, de façon sous-jacente, l’histoire de l’art les siècles suivants. Au contraire, c’est « l’autorité de la chose existante » qui conduit « les impulsions de la pensée » au point que l’artiste se voit contraint de suivre la logique de la matière qu’il a « le sentiment que ce ne pourrait être arrangé autrement ». Dubuffet conclut ainsi :
« Je crois très important pour un artiste qu’il s’exerce à aligner sa pensée sur ce qu’il a fait, au lieu de s’entêter à aligner son ouvrage sur ce qu’il a en pensée. […] Plutôt que modifier l’œuvre, modifier le regard. C’est en s’entraînant à modifier le regard qu’on obtiendra de nouvelles vues sur les choses. »
Dubuffet nous livre ici l’une des clefs qui nous permettent de comprendre comment l’art peut échapper à la culture. Nous avions déjà vu que la peinture comme langage à significations flottantes ouvrait cette possibilité. Nous comprenons désormais mieux la nécessité de la pratique même des arts. En procédant par improvisation, il est possible de rabattre la conscience sur le flux de la vie réelle et de mettre en suspend l’interprétation culturelle de la réalité. L’art est alors affaire de réactions, d’adaptations successives et spontanées aux accidents de la matière. Ici, Dubuffet retrouve les tentatives surréalistes qui visent à tirer parti de l’imprévu pour renouveler les formes artistiques et en inventer de nouvelles, au sens premier du terme (frottage chez max Ernst, méthode paranoïa-critique chez Dali, dessin automatique chez André Masson, fumage chez Wolfgang Paalen, Décalcomanie chez Oscar Domingez, etc.). Les idées ne nourrissant pas l’art, il s’agit pour Dubuffet de se discipliner (« s’exercer à aligner sa pensée ») à substituer au conditionnement culturel, un conditionnement par la matière : « La spiritualité doit emprunter le langage du matériau. Chaque matériau a son langage, est un langage. Il ne s’agit pas de lui adjoindre un langage ou bien de la faire servir un langage. » Cette substitution ne peut bien sûr qu’être temporaire, ne durer que quelques « instants fugaces » s’étendant au maximum à la durée de la pratique elle-même. Mais, c’est suffisant pour bousculer les habitudes culturelles et démarrer un processus de « déculturation » dont on comprend qu’il sera long, exigeant et à jamais inabouti.
Dans cette philosophie du conflit et des heurts, deux pôles semblent donc pour Dubuffet rendre possible la résistance à la culture : le moi et le réel. Tous deux lui semblent irréductibles. Au fond, c’est assez logique, la culture telle qu’elle a été décrite joue un rôle de médiation entre ces deux pôles, médiation trompeuse bien entendu comme on l’a vu. Se libérer de la culture ne peut, selon cette logique, que consister à court-circuiter cette médiation, à faire dialoguer directement l’individu et le monde, par l’intermédiaire donc de la matière brute, des perceptions et réactions qu’elle engendre. C’est à parti de là que peuvent apparaître de nouvelles façons de voir et de penser. En cela, l’art anti-culturel ne risque pas d’être une nouvelle nomenclature qui remplacerait la précédente (comme le font les œuvres modernistes) à la condition qu’il demeure constamment attentif au réel et revienne toujours vers lui. Impossible cependant pour l’artiste de se laisser aller sans se faire prendre aux pièges qu’il aura lui-même conçu.