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30 septembre 2018 7 30 /09 /septembre /2018 17:09

L'article publié ici a été rédigé dans le cadre d'un cours interrogeant les questions de l'apprentissage et dont une partie était centrée sur l'opéra Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg de Richard Wagner. C'est pour cela que le texte y fait plusieurs fois référence même s'il se développe dans un cadre plus large. Bonne lecture à tous.

 

Partie 1 :

http://charles-combette.over-blog.com/2018/07/reflexions-sur-le-genie-en-partant-des-maitres-chanteurs-de-nuremberg-et-en-arrivant-ou-l-on-peut-1-7.html

Partie 2 :

http://charles-combette.over-blog.com/2018/07/reflexions-sur-le-genie-en-partant-des-maitres-chanteurs-de-nuremberg-et-en-arrivant-ou-l-on-peut-2-7.html

Partie 3 :

http://charles-combette.over-blog.com/2018/07/reflexions-3.html

Partie 4 :

http://charles-combette.over-blog.com/2018/07/reflexions-4.html

Partie 5:

http://charles-combette.over-blog.com/2018/07/reflexions-5.html

Partie 6 :

http://charles-combette.over-blog.com/2018/07/reflexions-6.html

Partie 7 :

http://charles-combette.over-blog.com/2018/07/reflexions-7.html

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9 juillet 2018 1 09 /07 /juillet /2018 23:37

Le concept de génie est un produit de la bourgeoisie révolutionnaire, de sa volonté d’ébranler sur le plan symbolique les structures monarchiques de la société qu’elle avait déjà fragilisées économiquement et politiquement. C’est le prolongement dans la culture des luttes qu’elle a menées pendant plusieurs siècles et qui ont abouti à sa prise de pouvoir au cours du XIXe siècle[1]. Ainsi, Walther n’est-il noble que dans la diégèse des Maîtres. Hors d’elle, il est plutôt l’incarnation théâtrale des idéaux bourgeois, qu’ils soient artistiques (don naturel, spontanéité, refus des règles traditionnelles, etc.) ou non (unification des différentes classes par son mariage, formation de la nation, autre sujet de l’opéra[2]). Beckmesser quant à lui, représentant grotesque et humilié des traditions, symbolise le déclin d’un monde ancien qu’il est nécessaire de remplacer et l’échec du métier, de ses règles et de l’apprentissage[3]. Quant à Mozart, dont nous avons parlé, s’il est le génie parmi les génies, c’est sans doute, comme le montre Norbert Elias[4], parce qu’il a construit sa carrière en opposition contre ses commanditaires aristocrates ou ecclésiastiques, mais qu’il l’a fait trop tôt, à une époque où l’alternative d’un marché libéral comme celui qu’à connu Beethoven n’existait pas encore. Mort à trente-cinq ans sans avoir obtenu la reconnaissance qu’il désirait d’une société aristocratique qu’il n’appréciait pourtant guère et qu’il ne considérait pas comme lui étant supérieure, Mozart est vite devenu le christ de la bourgeoisie, triomphant dans la mort comme son précurseur nazaréen, devenu sujet de légendes apocryphes[5], reconnu comme génie par la classe à laquelle il appartenait au moment où celle-ci réussi finalement à s’imposer[6]. Ce type de réécritures post mortem avec tout ce qu’elles peuvent avoir de tragique ou de romancé (Van Gogh, Rrimbaud, etc.) montre que le génie, puisqu’il est le produit du public, est un finalisme a posteriori, un destin écrit à rebours des choses, la démonstration n’existant que pour soutenir la conclusion, c’est-à-dire le jugement émis sur le talent de l’artiste. Le concept de génie est un concept performatif. Au fond, peu importe quels artistes particuliers sont désignés comme génies, l’important est qu’il en ait qui soient sélectionnés parmi les autres et que cette sélection apparaisse comme un fait de nature.

Marx et Engels écrivaient dans le Manifeste du parti communiste que :

 

« La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes.[7] »

 

Et l’on comprend que le génie est un bien produit de l’époque bourgeoise. Il est le résultat de ce mouvement de renouvellement permanent dont parlent Marx et Engels, il en est l’application au domaine artistique. Il a aussi pour effet d’attribuer les bouleversements qui touchent l’art de cette époque à autre chose que la pression du marché et la recherche de distinction pour en faire des effets naturels dus à une succession de révélations par des êtres visionnaires dont les actes ne sont pas des actes parmi d’autres, mais les lois de la nature elle-même qui s’expriment à travers eux. Soit dit en passant, le fait qu’un artiste ne soit pas immédiatement reconnu comme génie, voire qu’il ne le soit pas de son vivant, n’est en rien un problème, bien au contraire. Un Van Gogh, mort ignoré de tous ou presque puis divinisé comme un des plus grands peintres de son temps, ne fait que mettre en scène par l’exemple la capacité d’adaptation de la bourgeoisie. Il montre la faculté de celle-ci de reconnaître ses erreurs, de les corriger et ainsi d’être la force motrice du progrès, ce mythe tout aussi bourgeois que celui du génie. La relation au génie semble ainsi s’inverser par rapport à la période de Voltaire et Batteux : il ne s’agit plus pour l’artiste de dompter son génie par le goût, de se soumettre au public aristocratique, mais d’imposer son génie à un public qui doit former son goût en fonction des « règles qu’il donne à l’art ». Et Kandinsky de se rêver à la pointe du triangle formé par la société, triangle avançant constamment derrière l’artiste génial et incompris qui, en pointe, lui ouvrirait la voie[8]. Mais, Kandinsky, aveuglé par le mythe du génie, pris par l’ivresse d’un statut de démiurge quasi divin, qui masque comme on l’a vu des conditions de vie beaucoup plus aléatoires, ne fait lui aussi que renverser la réalité des choses en faisant des idées le moteur de l’histoire (idées esthétiques dans son cas).

Terminons en signalant que le concept de génie n’a pas qu’un aspect révolutionnaire, il est aussi réactionnaire. En naturalisant le talent artistique, en niant qu’on puisse l’apprendre, il rend binaire la pratique de l’art : on a un don ou on ne l’a pas. Pas de demi-mesure. Ce faisant, le génie se fait le composant d’un ordre du monde supposément naturel et qui pour cela s’impose fatalement aux humains. Comme loi naturelle, il fige les positions des individus et leur prescrit une place qu’ils ne peuvent quitter. La collection des génies passés ou présents fait office de rappel à l’ordre. Le génie, produit de la division du travail capitaliste, la justifie en retour, Marx et Engels remarquaient d’ailleurs dès 1846 que :

 

« La concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités et son étouffement corrélatif chez la grande majorité résultent de la division du travail. […] Dans une organisation communiste de la société, ce qui disparaît en tout état de cause est la subordination de l’artiste à cette étroitesse locale et nationale qui résulte de la division du travail, l’enfermement de l’individu dans cet art déterminé qui fait de lui de façon exclusive un peintre, un sculpteur, etc., dénominations exprimant déjà assez le caractère borné de son développement social et sa dépendance à l’égard de la division du travail. Dans une société communiste il n’y a pas de peintres, mais au mieux des gens dont une activité entre d’autres est de peindre.[9]  »

           

Ce double aspect révolutionnaire-réactionnaire du concept de génie montre que celui-ci contient à la fois les désirs bourgeois de révolution et d’ordre, la volonté de renverser le pouvoir aristocratique et clérical sans pour autant éliminer le pouvoir lui-même, puisqu’il s’agit seulement de changer la classe qui le possède. Parce qu’il exprime supposément des lois naturelles, le génie parvient à résoudre le problème, à faire vaciller les conventions de l’ancien régime en faisant apparaître leur arbitraire tout en en imposant de nouvelles dont les fondements semblent au-dessus de tout soupçon. Ce double aspect du génie est donc la conséquence d’un processus qui voit une classe en renverser une autre qui la domine tout en évitant de se faire elle-même renversée par celle qu’elle domine. Pas étonnant qu’aujourd’hui encore, on proclame sans cesse de nouveaux génies dès qu’un semblant de talent vient à paraître. Il faut sans cesse reproduire ce double mouvement, sans cesse jouer le renouvellement, sans cesse réaffirmer la domination. C’est qu’à l’heure de la consommation généralisée, les symboles s’usent à un rythme de plus en plus rapide et ont besoin d’être de plus en plus souvent remplacés. Notons qu’avec le temps les caractéristiques du génie artistique se sont étendues aux acteurs d’autres domaines. Le visionnaire de notre temps, celui qui exprime les lois naturelles pour l’avenir, c’est désormais l’entrepreneur. C’est lui qui incarne au plus haut point le génie de notre temps, c’est lui le « créateur » d’aujourd’hui : que l’on pense à la façon dont sont célébrés Steve Jobs, Mark Zuckerberg ou Elon Musk[10].

Kant définissait le génie comme « le talent (don naturel) qui donne à l’art ses règles ». Terminons nos réflexions en proposant une autre définition : le génie est le mythe bourgeois (socialement construit) qui donne à l’art ses hiérarchies.

 

 

[1] En revenant aux débuts du processus, il n’est ainsi pas surprenant de constater que le premier à avoir utilisé l’art pour se distinguer du goût habituel de son temps soit Cosme de Médicis dit l’ancien, banquier florentin fondateur de la dynastie des Médicis, soutient entre autres de Fra Filippo Lippi, Fra Angelico ou Donatello, dans ces premiers moments où la bourgeoisie prend son essor. Se trouvent là les germes qui ont permis d’exister à tous les génies qui sont venus ensuite.

[2] Notamment dans le final de celui-ci (acte 3, scène 5)

[3] Avec David, apprenti sans génie de Sachs qui, bien qu’il connaisse son métier, se trouve relégué au second rang.

[4] Dans Mozart, sociologie d’un génie, Paris, Seuil, 1991.

[5] Notamment à la suite du drame Mozart et Salieri de Pouchkine.

[6] Remarquons que la mise en avant de Mozart dépend plus de son destin que de sa musique dont on peut douter que, pour l’auditeur non-spécialiste, elle soit si différentiable à l’écoute de celles de ses contemporains composées selon les mêmes règles (Haydn, Hoffmeister, Hummel, Salieri, Boccherini, etc.)

[7] Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, 1847. Disponible en ligne à l’adresse suivante :

 https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000a.htm

[8] Voir Vassily Kandinsky, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Paris, Folio, coll. « Essais », 1988.

[9] Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 2012, p.395-397.

[10] Notons que se produit en plus dans ces cas une réduction à un individu seul de travaux collectifs (les cofondateurs de Facebook sont aujourd’hui largement inconnus, en quelques années à peine), réduction qui dans tous ces cas met au second plan la technique ou le métier au profit de la vision, de l’idée. Le cas de Steve Jobs est à ce titre emblématique : Steve Wozniac, cofondateur de Apple et concepteur technique des premiers ordinateurs de la firme, s’est vu peu à peu effacé de l’histoire à mesure que Steve Jobs devenait le gourou médiatique que l’on sait. Le technicien devait disparaître derrière le représentant de commerce.

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9 juillet 2018 1 09 /07 /juillet /2018 23:36

Troncature des rapports sociaux

 

Pour le dire vite, le déclin de l’aristocratie et des institutions qu’elle soutenait a signé la fin du corporatisme, et l’ascension de la bourgeoisie quant à elle a entraîné l’essor d’un marché libre (libéral) des œuvres d’art. N’étant plus des salariés soumis à la volonté de leurs commanditaires, les artistes gagnent en liberté : de manière générale, le sujet, la fonction et le style de leurs productions dépendent de moins en moins des désirs de ceux qui leur passent commandent[1]. Le contenu et la forme des œuvres ne sont donc plus fixés au préalable, avant même que commence le processus de production. Il se déplace au moment de celui-ci et se trouve désormais de plus en plus dans les mains des artistes. Ceux-ci deviennent dès lors de plus en plus indépendants dans leurs pratiques et autonomes dans leurs choix. Mais cette liberté a un revers : à la nécessité de répondre aux désirs d’un commanditaire se substitue la nécessité de vendre sur le marché, et donc de trouver des clients, ce qui implique de se distinguer leurs yeux pour qu’ils achètent au risque sinon de subir une perte de revenus. Dans le système corporatif, la stabilité de ceux-ci était relativement assurée une fois une place conquise au service d’un riche protecteur. Ainsi, la libération des artistes les expose-t-elle à la misère (de là découle d’ailleurs la figure de l’artiste bohème crevant de faim et vivant sous les mansardes, figure largement mythifiée depuis). Il faut ainsi nuancer la liberté acquise par les artistes en remarquant que le marché, s’il met fin à la soumission directe au commanditaire, oblige néanmoins à prendre en compte les goûts du public bourgeois pour pouvoir vivre de son art et génère donc une soumission indirecte à ceux-ci.

Pour les artistes, se met alors en place un subtil jeu d’équilibrisme entre distinction et reconnaissance, provocation et convention, jeu dans lequel certains artistes excellent (comme Victor Hugo lors de sa « Bataille d’Hernani »). C’est qu’il faut à la fois se faire remarquer et être reconnu, se faire remarquer pour être visible sur le marché, être reconnu pour vendre. Il faut donc être original sans pour autant apparaître comme absurde, faire scandale tout en évitant de braquer complètement le public bourgeois, rompre avec certaines règles tout en en respectant suffisamment d’autres, etc. Il faut surtout répondre au renouvellement permanent des formes esthétiques dont ont besoin les nouveaux clients de l’art pour se distinguer. Ainsi que l’écrit Pierre Bourdieu : « la rupture des liens de dépendance à l'égard d'un patron ou d'un mécène et, plus généralement, à l'égard des commandes directes qui est corrélative du développement d'un marché impersonnel, procure aux producteurs une liberté toute formelle dont ils ne peuvent manquer de découvrir qu'elle n'est que la condition de leur soumission aux lois du marché des biens symboliques.[2] »

Finies les hiérarchies figées, chacun peut tenter sa chance, car chacun est supposé avoir potentiellement quelque chose à dire, chaque artiste être libre d’explorer son propre génie sans contrainte. De là se développe également l’idée que l’œuvre d’art est avant tout l’expression personnelle d’un artiste, que celui-ci met une partie de lui dans ses œuvres. L’art n’étant plus fondé sur le métier se fonde sur le génie. Ainsi, le respect des conventions, dont nous avions vu l’importance jusqu’au XVIIIe siècle, n’est-il plus nécessaire. Leur rejet, au profit de la subjectivité, s’en trouve valorisé, car il permet aussi d’être original et d’affirmer un point de vue unique sur le monde, un point de vue différent des conceptions habituelles : celui d’un génie hors-norme. L’artiste est ainsi poussé à trouver puis suivre sa propre voie. Quand Walther demande : « Comment faut-il que je débute, pour me conformer à la règle ? », Hans Sachs, se faisant en quelque sorte porte-parole du XIXe siècle, lui répond : « C'est à vous à vous en faire une[3] ».

Dans cette obligation de se singulariser, nous retrouvons des tensions déjà observées dans le concept de génie, mais à une différence près cependant. Différence non négligeable d’ailleurs, puisque, dans le concept du génie tel que l’ont développé Kant et ses épigones, ce que nous venons de décrire comme des contraintes apparaissent comme des propriétés positives, et même sacrées. Les rapports réels entre mécènes et artistes sont donc comme inversés dans leurs traductions conceptuelles ; l’économique est nié tout comme les contraintes qu’il produit pour se voir remplacé par un don naturel supposé. Ainsi, retrouvons-nous Marx et Engels qui expliquent que dans toute idéologie : « les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscura, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.[4] » Le génie comme constituant de l’idéologie bourgeoise n’échappe pas à la règle. Par le renversement symbolique de la réalité qu’il met en scène, le génie justifie la position des acteurs du monde de l’art et leurs rapports de dépendance en les naturalisant : parce que le génie est naturel et hors des règles, il n’a plus besoin du métier et des protections qu’il induit, le succès comme la misère peuvent être son lot. Ainsi, misère et succès ne sont-ils plus les produits de facteurs macro-économiques, mais sont-ils ramenés à l’échelle individuelle, et de ce fait, rendus inintelligibles.

Sont ainsi masquées derrière le terme de génie les origines sociales de ceux à qui l’on décerne cette appellation. Comme Walther dans Les Maîtres, le génie arrive de nulle part, sa d’où il vient ne compte pas. La réussite due à une bonne éducation, au temps libre offert par l’argent, à l’accès à la culture classique ou contemporaine dès la plus tendre enfance, au réseau de connaissances familiales propices à lancer ou accélérer une carrière et bien d’autres privilèges du même genre se font aisément oublié sitôt que le mot « génie » est prononcé. Si comme le disait Feuerbach on pense autrement dans un palais que dans une chaumière, force est de constater que l’on fait aussi de l’art différemment selon la situation dans laquelle on commence sa vie et que l’on se fait plus facilement « génie » lorsqu’on se trouve favorisé par une bonne naissance. Le petit Wofgang Amadeus Mozart serait-il devenu un génie si son père Léopold n’avait pas été un compositeur compétent et un pédagogue renommé ? S’il n’avait pas pu apprendre la musique comme une seconde langue maternelle (voire même comme une première[5]) ? S’il n’avait été dès le plus jeune âge poussé à aimer et pratiquer la musique ? S’il n’avait été introduit auprès d’amateurs prestigieux ? Sa sœur Nannerl, brillante musicienne elle aussi avant de s’effacer derrière son frère, oubliée de l’histoire parce que femme, est la preuve de ce que le génie doit à son environnement social et à un ensemble de circonstances qui ont heureusement coïncidé dans un individu. C’est toutes ces déterminations extrinsèques que le terme génie fait disparaître en localisant la source du talent artistique dans l’individu seul, dans un don naturel qu’il aurait reçu et lui appartenant en propre.

Ce faisant, son effet principal est de légitimer les hiérarchies culturelles et au-delà ceux qui contribuent le plus à les construire. Ceux qui dominent celles-ci en décrétant qu’un artiste est un génie font triompher leur goût et eux-mêmes avec lui, abaissant à l’inverse ceux qui ne le partagent pas et qui apparaissent dès lors comme incultes parce qu’incapables de reconnaître le génie, c’est-à-dire la nature elle-même donnant ses règles à l’art. Le génie, c’est la conversion d’un jugement de goût, avec tout ce qu’il a de relatif, en constat supposément objectif[6]. Le concept de génie a ainsi une valeur performative utile, au niveau symbolique, dans la lutte pour la domination. Une révolution, c’est aussi une affaire d’esthétique. Imposer son pouvoir, c’est aussi imposer ses formes esthétiques et mettre la culture à son service.

L’on comprend dès lors que le génie est moins la conséquence d’un talent exceptionnel que de la reconnaissance de celui-ci, reconnaissance dont la part d’arbitraire est considérable[7]. Le génie n’est pas le fait de l’artiste, mais du public. Le génie est un fait social et non un fait de nature. Ce n’est pas un concept absolu pour lequel existerait une définition universelle, mais un concept d’usage destiné à remplir un rôle majeur dans la transition révolutionnaire entre l’ancien régime et la modernité capitaliste. En célébrant la figure du génie, la bourgeoise se célèbre en fait elle-même et les valeurs qu’elle s’attribue. Contre les traditions de l’ancien régime, contre l’oisiveté frivole de l’aristocrate vivant de sa rente foncière, le génie représente la prise de risque individuelle, le mérite personnel indépendant de tout héritage, le self-made-man qui est devenu depuis la figure héroïque majeure des sociétés capitalistes.

 

[1] Dans son ouvrage Être Artiste (Paris, Klincksieck, 1996), la sociologue Nathalie Heinich distingue plusieurs étapes historiques qui font passer l’activité artistique d’un simple métier (les artistes ou plutôt les artisans du Moyen-âge travaillaient dans des corporations et étaient relégués au plus bas de l'échelle sociale [artistes corporation) à une profession (les artistes de la Renaissance recevaient une formation académique est avaient la volonté de faire reconnaître l'activité artistique comme une activité de l'intellect) puis à une vocation, celle-ci est associée au Romantisme et à l'idée de Génie (comme son œuvre l'artiste est unique. Il est au dessus du commun, prophète ou visionnaire).

[2] Pierre Bourdieu, « Le Marché des biens symboliques » in L'Année sociologique, Troisième série, Vol. 22, 1971, pp. 49-126. Disponible en ligne à l’adresse suivante :

 https://edisciplinas.usp.br/pluginfile.php/1130198/mod_resource/content/3/Bourdieu-Le_march%C3%A9_des_biens_symboliques.pdf

[3] Richard Wagner, Op.cit., p.302.

[4] Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie Allemande  in La conception matérialiste de l'histoire : Les temps de la science de la révolution, Paris, Sciences marxistes, coll. « Bibliothèque jeune », 2008, p.37.

[5] Un bilingue est-il un génie ?

[6] Relativité à une classe, à un type d’éducation, à un accès à la culture, etc. Objectivité supposée contre laquelle on ne saurait aller. Engels lui-même verse dans ce procédé lorsqu’il décrit régulièrement Marx comme un génie. Ce faisant il essaye de s’effacer derrière lui, pour donner force  et légitimité à tout un mouvement révolutionnaire.

[7] Et si le mécène X n’était pas entré dans la galerie le jour précis où exposait le génie Y, mais dans une autre ?

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9 juillet 2018 1 09 /07 /juillet /2018 23:34

Troncature de l’histoire

 

Le génie ressemble à un mythe. Il en a plusieurs propriétés : il est une construction fictionnelle destinée à expliquer les phénomènes qui font obstacle à la raison et il est fondateur de pratiques sociales ou de croyances culturelles. Le génie « explique » pourquoi l’art est ce qu’il est, pourquoi il existe des chefs-d'œuvre, des hiérarchies, de l’originalité, des écarts nécessaires aux règles, et d’autres choses de ce genre, la raison se montrant incapable de les expliquer en ayant seulement accès aux résultats de l’art (les œuvres) comme nous venons de le voir, et il justifie l’ensemble de ces phénomènes en renvoyant leurs causes réelles (notamment l’apprentissage) dans l’inexplicable, dans le don, dans l’innéité. Comme tout mythe, le génie artistique, et ses avatars singuliers (Léonard, Mozart et les autres), est donc aussi un mystère, un savoir inaccessible, et un oubli de son origine. Il apparaît comme hors de l’histoire, comme non déterminé par elle. Cet anhistoricisme mythique est absolument nécessaire. En effet, tous les mythes ont leurs origines dans l’histoire, mais celles-ci doivent disparaître sans quoi ils perdent leur force légitimatrice et deviennent des légendes folkloriques désuètes auxquelles plus personne ne croit sérieusement. Deux choses détruisent les mythes : connaître les raisons sociales ou culturelles de leur existence ou trouver une théorie, vérifiable expérimentalement, à ce qu’ils sont censés expliquer. Nous allons donc nous employer maintenant à connaître les causes de l’apparition du concept de génie et ainsi priver celui-ci de ses effets.

Pour ce faire, rappelons brièvement l’histoire du génie, sinon du concept, d’abord du mot. Il n’y a en effet pas toujours eu de génie au sens où nous l’entendons depuis la fin du XVIIIe siècle. Étymologiquement, le mot génie vient du grec ancien γεννάν (gennán) qui signifie générer[1]. Peut-être est-ce de là que vient son pouvoir créateur ? D’un simple mot lointain ? Mais on le sait les mots sont magiques. Redevenons sérieux. Du grec est venu le latin genius qui désigne un esprit tutélaire d’un lieu ou d’une personne dont il personnifie les caractéristiques. Sorte d’ange gardien, le génie suit l’être auquel il est attaché et veille sur sa destinée, l’influence ou l’inspire, un peu à la manière du daimôn de Socrate, qui accompagnait celui-ci et qui lui indiquait ce qu’il devait faire (ou plutôt ne pas faire si l’on en croit la description qui en est faite dans l’Apologie de Socrate[2]). Dans les mythes romains, le génie est donc un être surnaturel qui fait office d’intermédiaire entre les mondes terrestre et divin, entre les hommes et les dieux. Dès l’Antiquité, le terme contient l’idée d’une médiation entre dieux et humains. Le génie est un phénomène surhumain, qui se trouve au-delà de la réalité ordinaire que perçoivent nos sens. Mais ici, il est hors de l’homme lui-même, et non pas en lui. Notons cependant que cet arrière-plan religieux et mystique n’a ensuite jamais totalement disparu du mot, même dans son usage actuel.

Passons quelques siècles. Lors de la Renaissance, le statut des artistes change progressivement. Par l’intellectualisation de leurs pratiques, les artistes défendent leurs disciplines pour qu’elles soient reconnues comme des arts libéraux[3]. Fréquentant de plus en plus les cercles intellectuels qui gravitent autour de leurs commanditaires nobles ou ecclésiastiques, les artistes s’efforcent de dépasser leur condition d’artisans. Pour ce faire, ils écrivent sur leurs arts, établissent leurs règles, expliquent leurs buts. Cette théorisation va bien sûr les amener à insister sur ce qui dans leur art peut être dit libéral. Pour ce qui concerne la peinture, Léonard de Vinci écrit par exemple que « la peinture est chose mentale » dans son Traité de la peinture. Cette déclaration est une manière d’affirmer la nature spirituelle de l’art pictural en mettant l’accent sur le travail d’imagination et de conception du peintre plutôt que sur l’habileté technique. De la même façon, Michel-Ange écrit sur la sculpture qu’ : « Un artiste éminent ne conçoit aucun sujet qu’un marbre ne puisse renfermer dans son sein ; mais seule y parvient la main qui obéit à l’intelligence.[4] »

Poussés par un besoin de reconnaissance sociale, ce sont donc les artistes eux-mêmes qui ont commencé à détacher l’art du métier dans leurs discours. Pour ce faire, ils ont dû minimiser l’importance de l’apprentissage pour maximiser celle de la pensée. Ainsi, lorsque l’un d’entre eux montre une habilité exceptionnelle, c’est de moins en moins le métier qui en apparaît comme la cause et de plus en plus le génie propre de l’artiste. Jusqu’au XVIIe siècle, celui-ci est largement pensé comme une inspiration venue de Dieu. Michel-Ange, par exemple, était surnommé « le divin[5] ». L’artiste était alors dépositaire d’une capacité qui, lui étant confiée par Dieu, lui donnait par là même une place dans un ordre universel qui le dépasse et un talent qu’il devrait exploiter pour rendre hommage à celui qui le lui avait confié. L’abbé Batteux, que nous avons déjà cité, est l’un des derniers représentants de cette conception.

Le siècle des Lumières voit en effet s’imposer la croyance en la rationalité du monde et l’idée que la raison est le moyen privilégié de rendre celui-ci intelligible. La nouvelle configuration des processus gnoséologiques qui en découle ainsi que l’athéisme grandissant qui en est la conséquence chassent le génie des nuées célestes pour l’incarner dans l’artiste ; on passe progressivement d’« avoir du génie » à « être un génie ». En art, l’époque est dominée par la fameuse formule du moraliste Joseph Joubert selon lequel « l’art est de cacher l’art ». Le génie accomplit cette injonction à l’extrême en étant une aptitude si exceptionnelle que le savoir-faire qu’elle met en jeu semble disparaître et être remplacé par de la spontanéité. Le travail s’efface alors derrière le résultat final, comme l’entraînement d’un sportif s’oublie lorsque celui-ci accomplit un geste exceptionnel en compétition. « L’art cache l’art » une fois traduit pourrait se dire « Le métier se donne l’apparence du naturel ». Paradoxalement, ce siècle des Lumières épris de rationalité et de démystification, en niant l’idée d’un don divin, aboutit à renforcer le caractère mystérieux et indéfinissable du génie. Il fait de l’artiste un surhomme incompréhensible par la raison. Emmanuel Kant, ne fera que pousser plus loin le point où les Lumières ont laissé le génie, et les romantiques à sa suite iront à l’extrême jusqu’à sacraliser l’art et à donner à celui-ci une dimension spéculative majeure, en réaction à la rationalité issue des Lumières[6]. Parce que celle-ci a en quelque sorte vidé le monde de toute transcendance[7], c’est à l’art qu’incombe la tâche de réenchanter un monde devenu scientifique, technique et industriel. C’est à l’art d’atteindre les réalités supérieures en échappant tant à la raison qu’à la trivialité du réel. Comme on l’a vu, le génie se fait alors prophète, il est un visionnaire dévoilant le sens du monde[8] par l’expression de son individualité géniale dans ses œuvres. C’est ainsi à cette époque que se construisent des figures de génie bien connues encore aujourd’hui comme Mozart ou Beethoven, figures parfois redéfinies en génie des siècles après leur mort, comme Léonard, Homère ou Schakespeare, dans une réécriture de l’histoire ethnocentrique faisant peu de cas des idées de l’époque à laquelle ont appartenus les artistes qu’elle divinise.

Voilà pour l’histoire des idées : elle se résume à une disparition progressive du métier, de la part mécanique de l’art et de ses règles traditionnelles dans les discours, remplacés par la spontanéité, l’esprit et la liberté d’un individu, trois aspects qui se cristallisent dans le concept de génie. Cette évolution historique vers la singularité permet la valorisation de plus en plus forte de l’artiste, celui-ci se voyant définitivement doté, au XIXe siècle, d’un pouvoir de libre création qui lui était auparavant refusé. La question est désormais de savoir pourquoi celui-ci se développe et prend une telle importance au début du XIXe au point de devenir paradigmatique de l’activité artistique chez les artistes, les philosophes, les critiques. Même dans le sens commun domine l’idée qu’il faut un don pour faire correctement de l’art. Ici, il nous faut redire ce que Karl Marx et Friedrich Engels disaient déjà (à la même époque d’ailleurs) : les idées ne sont pas éternelles, elles ne suivent pas un développement autonome, mais sont les produits historiques de la vie matérielle des humains, de leurs rapports sociaux et économiques.  Il nous faut donc retracer brièvement les grandes évolutions structurelles qui ont bouleversé l’époque où se développe et s’affirme le concept de génie.

Avec l’extension des manufactures puis de l’industrie, des activités qui ne se distinguaient pas vraiment dans leurs modes de production se différencient. Pendant longtemps, faire un meuble, un bijou, un carrosse, un tableau, une pièce de tissu ou une sculpture étaient des activités semblables. Le statut et les pratiques des différents maîtres de métiers étaient également relativement similaires. La division du travail du capitalisme naissant change tout cela. Certains métiers voient leur mode de production changer : le travail est divisé, de plus en plus, en une série de tâches successives accomplies par des travailleurs qui ne maîtrisent plus l’ensemble des étapes du processus de production comme c’était le cas auparavant ; un maître d’une corporation avait appris à réaliser chaque étape du travail, un salarié ne connaît que celle qu’il doit accomplir. Celui-ci est dès lors aisément remplaçable, il ne bénéficie plus de la protection que lui conférait sa qualification face à son employeur[9]. Au terme de ces développements historiques, une fois le passage de la manufacture à l’usine effectué, le travail humain en vient même à être largement remplacé par la machine. Le travailleur se voit privé de son métier, et même d’une part de son humanité comme Karl Marx l’explique :

 

« Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine. Là le mouvement de l’instrument de travail part de lui ; ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture les ouvriers forment autant de membres d’un mécanisme vivant. Dans la fabrique ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux.[10] »

 

Cette soumission du travail humain à la division du travail, à l’efficacité mécanique et à la recherche du profit comme seul horizon n’a pas le même impact sur la peinture, la sculpture ou la musique. Dans ces arts, l’individualité se trouve préservée. Les revendications des peintres ont porté leurs fruits et leur association aux puissants aussi[11], mais pas seulement. En effet, l’insistance sur la dimension spirituelle et esthétique de ces métiers qui à partir du XVIIe siècle se nomment « beaux-arts[12] » prive ceux-ci de fonction précise, autre que celle nébuleuse de produire du beau et empêchent donc les produits de ceux-ci d’être réduit à quelque efficacité instrumentale que ce soit.

Lors des XVIIIe et XIXe siècles. Le fossé se creuse ainsi entre industrie et art, la mécanisation grandissante de la première s’opposant caractère manuel et spirituel du second. Le savoir-faire et le respect des règles du métier ne peuvent plus alors être les mètres étalons de la valeur des œuvres issues des beaux-arts ? Bien au contraire, car ils rapprocheraient leur production d’une simple technique qu’il suffirait d’appliquer, comme une machine pourrait le faire, sans mystère aucun. Dans ce contexte, être artiste, c’est donc faire ce que la machine ne peut pas faire. On attend de lui qu’il invente et non pas qu’il reproduise, il faut qu’il soit créateur, qu’il soit un génie. Aussi, l’art, pour être authentique ne peut-il plus être appris, et relève-t-il du don. La spontanéité virtuose (Franz Liszt en musique), comme le fait d’être autodidacte (Van Gogh en peinture), se trouve donc valorisée contre le savoir-faire. Deux catégories d’artistes se forment alors : au second rang, les faiseurs qui doivent leur art à l’apprentissage et au premier, les génies qui doivent leur art à leur nature exceptionnelle.

Ce sont ainsi les mutations des modes de production et du développement du capitalisme qui entraîne une reconfiguration des idées. Ce monde social nouveau, structuré autour du capital et du travail salarié, rend possible le concept de génie tel que nous l’avons décrit. Produit de la longue révolution bourgeoise, le génie efface le processus historique auquel il doit l’existence, il masque également les rapports sociaux qui le rendent possible pour les naturaliser.

 

[1] C’est d’ailleurs une racine est très présente dans notre langue. Que l’on pense aux mots, genèse, génération, gène, génétique, progéniture ou encore gens.

[2] Ce sens se retrouve d’ailleurs encore aujourd’hui lorsque l’on parle de bon ou de mauvais génie.

[3] Rappelons à toutes fins utiles que, durant tout le Moyen-âge et encore au-delà, les arts, c’est-à-dire les métiers et savoir-faire transmissibles par apprentissage, étaient divisés en deux classes : les arts mécaniques et les arts libéraux. Les premiers étaient ceux de la transformation de la matière, les arts manuels (tissage, chasse, taille de la pierre, etc.), les seconds ceux de l’esprit (mathématique, rhétorique, grammaire, etc.). Bien entendu, les seconds étaient considérés comme supérieurs aux premiers toute comme l’âme, dans la culture chrétienne, l’emporte sur le corps.

[4] Dans un de ses sonnets à Vittoria Colonna disponible en ligne à l’adresse suivante : https://fr.wikisource.org/wiki/%C3%80_Vittoria_Colonna.

De manière générale, c’est toute la Renaissance marquée par le néoplatonisme qui fonde les arts sur l’esprit, et notamment sur le disegno (voir l’article « Disegno » dans le Vocabulaire européen des philosophies, disponible en ligne à l’adresse suivante : http://robert.bvdep.com/public/vep/Pages_HTML/DISEGNO.HTM).

[5] Notamment par Giorgio Vasari dans Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes.

[6] Voir Jean-Marie Schaeffer, Op. cit.

[7] Kant n’y est d’ailleurs pas étranger. Que l’on pense par exemple à ses attaques très vives contre la métaphysique et sa réfutation de la preuve ontologique dans La Critique de la raison pure.

[8] Dans cette conception mystique, l’artiste devient le seul individu capable d’exprimer la vérité du monde et de la révéler. Mais contrairement aux vérités démontrables de la science et de la philosophie, celle-ci est intuitive et nécessite, pour pouvoir l’atteindre, une nature supérieure, un don : le génie. Celui-ci n’est donc plus seulement une qualité qu’un individu possède, comme ça l’est encore chez Kant, mais bien sa nature même qui réunit au plus haut point les caractéristiques dont nous avons parlé.

[9] A cela s’ajoute également le développement des transports qui augmentent de fait la concurrence entre les producteurs. Quand il n’y a qu’un seul maître dans une ville sans les moyens modernes de locomotion, il est plus facile pour lui de faire jouer le rapport de force existant avec son client en sa faveur (difficle pour celui-ci d’aller se fournir ailleurs à moindre coût).

[10] Karl Marx, Le Capital (traduction par Maurice Lachâtre), 1872. Disponible à l’adresse suivante :

 https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Capital/Livre_I/Section_4

[11] A la figure individuelle de l’aristocrate, du prince d’église ou du bourgeois répond la figure individuelle de l’artiste qui leur est associée : à Charles Quint le Titien, à François Ier Léonard, à Louis XIV Lully, à Napoléon David, à monsieur Bertin Ingres… à Bernard Arnault Jeff Koons.

[12] La plus ancienne occurrence connue du terme « beaux arts » se trouve dans Le Songe de Vaux de Jean de Lafontaine, dont les fragments ont été publiés pour la première fois en 1671 et qui a été écrit entre 1659 et 1661.

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9 juillet 2018 1 09 /07 /juillet /2018 23:33

Troncature de la production

 

La première, la plus évidente, c’est celle du travail de production effectué par tout artiste. Qu’il s’agisse d’un don absolu ou d’un supplément au savoir-faire appris ne change d’ailleurs rien à ce sujet, dans les deux cas, le génie échappe au métier et aux règles qui l’accompagnent. C’est donc d’abord sur ce point qu’il nous faut commencer notre critique. Que cette dimension soit quasiment absente de l’analyse kantienne n’est guère étonnant, la Critique de la faculté de juger étant avant tout un traité sur le jugement (de goût ou téléologique), elle ne peut qu’être centrée sur la réception des œuvres et non sur leur genèse. De plus, Kant lui-même n’était pas un artiste, mais un philosophe, sa connaissance des œuvres était donc surtout celle d’un spectateur, et d’un spectateur principalement attentif à la dimension spirituelle de l’art et non aux conditions matérielles de sa production. Toutefois, qu’autant d’artistes, directement impliqués dans les processus matériels de création (Rodin était sculpteur !), dans les efforts, les ratages, les études qu’il suppose, aient repris voir amplifié cet effacement voilà qui surprend davantage, même si nous en verrons les raisons plus loin. Quoi qu'il en soit, un autre philosophe, qui se voulait aussi artiste, a fourni une critique particulièrement incisive de l’effacement kantien de l’apprentissage dans le concept de génie :

 

« Ne venez surtout pas me parler de dons naturels, nous dit Friedrich Nietzsche, de talents innés ! On peut citer dans tous les domaines de grands hommes qui étaient peu doués. Mais la grandeur leur est venue, ils se sont fait "génies" (comme on dit), grâce à certaines qualités dont personne n’aime à trahir l’absence quand il en est conscient ; ils possédaient tous cette solide conscience artisanale qui commence par apprendre à parfaire les parties avant de se risquer à un grand travail d’ensemble[1] »

 

Tout le travail de Nietzsche dans ce passage consiste à ramener à la lumière le métier masqué par le génie. Et que trouve-t-il ainsi ? D’abord le laborieux travail d’élaboration par lequel doit passer tout artiste. Un travail segmenté en parties, qu’il faut méticuleusement apprendre à maîtriser avant de pouvoir passer à la production d’une œuvre aboutie. À la totalité de l’œuvre spontanée et inexplicable du romantisme, qui surgit comme par miracle, Nietzsche oppose donc la fragmentation des savoir-faire qu’il faut patiemment réunir avant d’arriver à en faire un ensemble organiquement lié[2]. C’est par ce travail artisanal, parfois fastidieux, que doit passer tout artiste pour non pas exprimer son génie, mais le faire venir à lui (pour reprendre les termes de Nietzsche). Quelques paragraphes plus tôt, il écrivait d’ailleurs :

 

« on voit ainsi aujourd’hui, par les Carnets de Beethoven, qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples. […] Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d’arranger.[3] »

 

Et plus loin, de façon provocatrice, il va jusqu’à renverser la hiérarchie des valeurs artistiques dans un aphorisme nommé « Le génie et la nullité » :

 

« Parmi les artistes, ce sont justement les esprits originaux, spontanément créateurs, qui peuvent, le cas échéant, ne donner que noix creuses et fadaises, alors que les tempéraments moins libres, les talents, comme on les appelle, ont toujours la mémoire bien remplie de toutes les beautés possibles et produisent quelque chose de passable même à leurs moments de faiblesse. Mais si les esprits originaux sont abandonnés d’eux-mêmes, la mémoire ne leur est d’aucun secours : ils tournent à vide.[4] »

 

Le travail d’apprentissage devient ici une assurance, le métier la garantie d’un minimum de réussite là où le supposé génie lui, n’ayant aucun autre recours que l’inspiration du moment, peut sombrer complètement. Le travail artisanal, nié dans le concept de génie, se voit ici réinstallé au centre du processus de production[5]. Ce faisant, le génie s’en trouve désacralisé, et l’art avec lui ramené au rang des autres activités humaines :

 

« Le génie ne fait rien non plus que d’apprendre d’abord à pose des pierres, puis à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de toujours les travailler, pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un "miracle"[6] »

 

Si miracle il y a, c’est dans l’esprit du public qu’il se trouve. Celui-ci, lorsqu’il entre en relation avec les œuvres, n’a pas accès aux essais, aux études, aux erreurs. Il ne voit pas les fragments rejetés pour une raison, réincorporés pour une autre, modifiés pour une troisième. Il n’entre en contact qu’avec leurs versions finales et achevées, celles que les artistes, suffisamment satisfaits d’eux-mêmes, veulent bien lui présenter dans la perfection de leur aboutissement. Cela ne peut que favoriser l’effacement du métier, de ses règles et de l’apprentissage. Nietzsche le signale d’ailleurs :

 

« on admire tout ce qui est achevé, parfait, on sous-estime toute chose en train de se faire. Or, personne ne peut voir dans ‘œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est là son avantage, car partout où l’on peut observer une genèse on est quelque peu refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ; c’est la tyrannie de la perfection présente.[7] »

           

Ajoutons aux propos de Nietzsche sur les œuvres que les modes traditionnels de leur présentation (musée, théâtre, opéra, etc.) participent également à la mise en scène de celles-ci comme des entités autonomes, séparées de leur contexte de production, et leur donnent à leur apparition l’allure d’un surgissement soudain. Comment, dès lors, ne pas être conduits à les percevoir comme des sortes de miracles, comme des perfections existant par elles-mêmes, voire comme de simples extensions organiques et spontanées de l’artiste. Il apparaît donc que ce sont les conditions concrètes d’exposition et de fonctionnement de l’art qui sont la cause de la croyance au génie[8].

Plus que la seule troncature du métier et de l’apprentissage, le concept de génie apparaît donc également comme une troncature du temps, ainsi que du devenir qu’induit celui-ci. La célébration des chefs-d’œuvre immortels du passé ne fait qu’amplifier la chose ; en prétendant qu’il existe des œuvres qui transcendent l’histoire, dont le contenu aurait une valeur transhistorique ou universelle, on ne fait au fond que nier l’histoire humaine et nier les conditions sociales dans lesquelles ont été produites ces œuvres : on remplace la succession des cultures et des peuples par une succession de chefs-d’œuvre et de génies comme si l’histoire de l’art n’était qu’une collection abstraite de prodiges. Il est sur ce point intéressant de remarquer que des idées connexes à celle de génie, avec laquelle elles forment système, se développent en même temps qu’elle dans le champ artistique comme celle de spontanéité, de visionnaire, de créateur, de virtuosité, d’expression, d’originalité, etc. Cela suggère que le génie est lui aussi un produit historique, produit qui, parce qu’il est supposé naturel, efface les traces de sa genèse historique.

 

 

[1] Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, §163, Paris, Folio, coll. « Essais », 2014, p.144.

[2] « On laissera passer une bonne dizaine d’années en multipliant ces exercices, et ce que l’on créera alors en atelier pourra se montrer aussi au grand jour de la rue. – Mais comment s’y prennent donc la plupart ? Au lieu de commencer par la partie, ils s’attaquent au tout. » Idem.

[3] Ibid., §155, p.138. Remarquons que cette dynamique se retrouve même dans les œuvres achevées de Beethoven. Ainsi la Fantaisie chorale de 1808 préfigure-t-elle le fameux quatrième mouvement avec chœur, dénommé « Ode à la joie », de sa neuvième symphonie datant de 1824.

[4] Ibid., §165, p.147.

[5] « Il est facile, par exemple, d’indiquer à quelqu’un la recette pour devenir bon nouvelliste, mais l’exécution en suppose des qualités sur lesquelles on passe en général en disant : "Je n’ai pas assez de talent." » Ibid., §163, p.143. Notons que Nietzsche fait ici de la vanité la cause de ce jugement : nous jugeant bons, mais incapables d’atteindre l’excellence des génies, nous ne pouvons que placer ceux-ci dans les cieux : « Comme nous avons bonne opinion de nous-mêmes, mais sans aller jusqu’à nous attendre à jamais pouvoir faire même l’ébauche d’une toile de Raphaël ou une scène comparable à celles d’un drame de Schakespeare, nous nous persuadons que pareilles facultés tiennent d’un prodige vraiment au dessus de la moyenne, représentent un hasard extrêmement rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi notre vanité, notre amour-propre qui nous poussent au culte du génie » Ibid., §162, p.142.

[6] Idem.

[7] Ibid., §162, p.143.

[8] Signalons qu’à partir du XXe siècle, notamment à la suite du mouvement dadaïste, un nombre assez important d’artistes a lutté contre cette illusion en inventant de nouvelles pratiques telles que le travail in situ, le happening, l’art participatif, la performance, etc., pratiques que ni Nietzsche ni Kant ne pouvaient bien entendu connaître.

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9 juillet 2018 1 09 /07 /juillet /2018 23:32

Il y a donc chez Kant une tentative, relativement inédite, de concilier ces deux termes traditionnellement opposés. Nous disons relativement, car on peut déjà trouver chez l’abbé Charles Batteux, une quarantaine d’années avant la Critique de la faculté de juger, une philosophie qui unit le génie à la nature. Dans Les Beaux-arts réduits à un même principe, il écrit en effet :

 

« Le génie qui travaille pour plaire, ne doit donc, ni ne peut sortir des bornes de la nature même. Sa fonction consiste, non à imaginer ce qui ne peut être, mais à trouver ce qui est. Inventer dans les arts, n’est point donner l’être à un objet, c’est le reconnoître où il est, & comme il est. Et les hommes de génie qui creusent le plus, ne découvrent que ce qui existoit auparavant. Ils ne sont créateurs que pour avoir observé, & réciproquement, ils ne sont observateurs que pour être en état de créer. Les moindres objets les appellent. Ils s’y livrent : parce qu’ils en remportent toujours de nouvelles connoissances qui étendent le fonds de leur esprit, et en préparent la fécondité. Le génie est comme la terre qui ne produit rien qu’elle n’en ait reçu la semence. Cette comparaison bien loin d’appauvrir les artistes, ne sert qu’à leur faire connoître la source & l’étendue de leurs véritables richesses, qui, par-là, sont immenses ; puisque toutes les connoissances que l’esprit peut acquérir dans la nature, devenant le germe de ses productions dans les arts, le génie n’a d’autres bornes, du côté de son objet, que celles de l’univers.[1] »

 

Mais, si le génie est bien associé à la nature (il est comparé à la terre elle-même), c’est pour le réduire à une simple partie de celle-ci limitée par ses lois[2]. Batteux ne lui reconnaît donc aucun pouvoir créateur véritable, ce qui étant donné sa fonction d’abbé n’est guère étonnant : comment un être humain pourrait-il s’arroger ce qui n’appartient qu’à Dieu et rivaliser ainsi avec le seul créateur possible ? C’est sur ce point que Kant se distingue de la plupart de ses prédécesseurs. Le caractère plus profane de sa philosophie lui autorise de conférer au génie un pouvoir créateur que les conceptions théologiques, ou soumises à elles, lui interdisaient (et l’empêche de faire de lui un élu de Dieu, celui-ci étant réduit à une idée régulatrice[3]). Bien entendu, comme nous l’avons vu, ce pouvoir créateur n’a pas encore le caractère démiurgique du romantisme, atténué qu’il est par divers contrepoids conceptuels, mais il a bel et bien la capacité d’échapper aux règles de la tradition et d’innover par sa propre nature. Une ou deux générations plus tôt, Kant n’aurait pu élaborer de pareille théorie du génie, il lui aurait fallu faire passer celui-ci par l’intermédiaire du divin, et non de la seule nature. La conséquence, bien au-delà de ce qu’envisageait Kant lui-même, est d’ouvrir la possibilité d’un génie dépendant avant tout de lui-même.

Nous nous en tiendrons là de notre analyse de la conception kantienne du génie. Il n’est en effet pas besoin d’aller plus loin pour ce qui nous concerne ici. Le portrait que nous avons dressé du génie ressemble traits pour traits à celui du jeune premier des Maîtres Chanteurs Walther, un génie qui a appris l’art du chant de la nature même, par les gazouillis des oiseaux, comme la citation reproduite en introït l’indique. Que l’on compare d’ailleurs les raisonnements de Kant, aux propos d’Hans Sachs :

 

« Le poème et l’air du chevalier m’ont paru d’un tour insolite, mais absurde ou confus, non pas ! Certes, il n’a guère suivi notre chemin battu, mais il n’en a pas moins marché, – sur le sien, – d’un pas ferme et sûr. Si vous voulez absolument juger, d’après de règles fixes, une allure qui, dans tous les cas, n’a pas été soumise à vos Règles à vous, oubliez un instant celles-ci, pour chercher s’il n’en est point d’autres légitimes, et s’il n’est pas justiciable ![4] »

 

Nous y retrouvons la plupart des propriétés du génie kantien, et particulièrement la naturalisation de celui-ci. Attirons cependant l’attention sur un point jusqu’ici resté implicite : la légitimité du génie dans son opposition aux règles traditionnelles. Quelle est-elle ? Hé bien, celle de la nature même, puisque c’est de cette source qu’il tient supposément sont talent. Face à l’ordre du monde contre lequel on ne peut aller, que valent les traditions, les conventions, les règles des humains ? Ainsi, le talent naturel du génie semble imposer au moins autant aux maîtres de faire l’effort de s’adapter à lui, que leurs règles imposent à celui-ci de s’adapter à eux. Mais, en fait, nous le savons bien, in fine c’est davantage aux maîtres de se soumettre, c’est bien Walther qui triomphe à la fin et Beckmesser, gardien du dogme, qui est humilié. Le prix qu’a dû payer Walther en contrepartie (apprendre quelques règles en une nuit, faire quelques concessions minimales), est bien plus léger que les bouleversements que ses innovations font subir aux traditions des maîtres. Si Wagner en tant que romantique emprunte bien ses figures au kantisme devenu doxa, il en pousse plus loin la logique interne, à l’instar de nos exemples antérieurs (Schelling, Hugo, Baudelaire, Rodin).

Ceci étant dit, le concept de génie, comme tout concept, est une réduction des phénomènes particuliers qu’il recouvre sous une forme abstraite et selon une certaine perspective. Comme le dit Joseph Dietzgen : « Le cerveau ne reçoit pas les choses elles-mêmes, mais seulement leurs concepts, leur représentation, leur forme universelle. L’arbre représenté, l’arbre pensé, n’est toujours qu’un universel. […] La diversité infinie des choses, la richesse innombrable de leurs propriétés ne trouvent pas de place dans le cerveau.[5] » Comme concept, le génie simplifie donc les cas particuliers qu’il réunit sous son terme en ne gardant d’eux que certaines de leurs caractéristiques communes. Mais allons plus loin, le concept de génie n’est pas un concept s’appliquant à des choses naturelles ou à des objets, il s’applique à des phénomènes culturels et sociaux. Comme perspective particulière sur eux, il souligne certains aspects et en atténue d’autres. Ce faisant, il effectue une série de troncatures dans le réel dont il cherche imparfaitement à rendre compte. En cela, le concept de génie, celui de Kant comme celui de ses épigones romantico-modernistes, est, comme tout autre, ouvert à la critique. En voulant rapporter le génie à la nature, il saute par-dessus tout l’intervalle qui se trouve entre celle-ci, les œuvres et les artistes qui les produisent. Certes, l’art est en un sens un produit de la nature, rien de pouvant se soustraire à elle ou être un empire dans son empire pour le dire à la manière de Spinoza. Mais il n’en est pas un produit spontané – nous ne qualifions ni les animaux ni les plantes ni les minéraux ou les astres de génie, il suppose des pratiques particulières, une culture, une histoire, une société, etc. Autant de choses que le concept de génie rejette hors de lui pour ne qualifier que le caractère exceptionnel des productions d’un artiste. Notre tâche va donc être désormais de mettre en lumière ces troncatures, de changer nos perspectives sur le concept de génie et de comprendre pourquoi, à partir de Kant, ces troncatures ont lieu de façon de plus en plus exacerbée, pourquoi le génie s’est mis à planer de plus en plus haut, hors de portée de la société des individus vulgaires.

Dans l’ordre de la matière et de ses déterminations, dans la continuité du réel, le génie ne peut exister. Remplaçant la chaîne des causes et des effets, il n’est qu’un concept ad hoc visant à expliquer l’extraordinaire, à fournir une apparence de cause à ce qui semble ne pas en avoir – « C’est un génie. Il a un don. » Mais, ce faisant, le concept de génie n’explique en fait rien, il ne fait que poser un mot sur des phénomènes se ressemblant et prétend ainsi résoudre tout problème. Comme d’autres idées du même type, il est un « c’est comme ça parce que c’est comme ça ». IL est le signe d’une raison qui abandonne face à la complexité du réel, qui se résout à l’impuissance et qui ne trouve rien de mieux que de donner un nom à ce qu’elle ne comprend pas, retrouvant ainsi le mode de fonctionnement de la pensée mythique pour qui nommer suffit à avoir un pouvoir sur les choses tout en se soumettant à leur ordre. Nous ne pouvons accepter cette stratégie d’évitement bien pratique qui se trouve au cœur de ce genre de concept, il nous faut nous confronter à ce mauvais génie et trouver les causes qui l’expliquent, trouver ce que le mot masque, ce qu’il nie, et pourquoi une idée pareille a eu une telle importance dans les deux derniers siècles, y compris dans les esprits les plus brillants.

 

 

[1] Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, 1746. Disponible en ligne à l’adresse suivante :

https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Beaux-Arts_réduits_à_un_même_principe/Partie_1/chapitre_2

[2] Batteux concorde d’ailleurs avec Voltaire quand il écrit : « L’esprit humain ne peut créer qu’improprement : toutes ses productions portent l’empreinte d’un modèle. Les monstres mêmes, qu’une imagination déréglée se figure dans ses délires, ne peuvent être composés que de parties prises dans la nature. & si le génie, par caprice, fait de ces parties un assemblage contraire aux loix naturelles, en dégradant la nature, il se dégrade lui-même, et se change en une espèce de folie. Les limites sont marquées, dès qu’on les passe on se perd. On fait un chaos plutôt qu’un monde, & on cause de l’horreur plutôt que du plaisir. » Idem.

[3] Telle que définie dans sa Critique de la raison pure.

[4] Richard Wagner, Op. cit., p.17.

[5] Josef Dietzgen, l’Essence du travail intellectuel humain, Paris, Éditions Champ Libre, 1973, p.70.

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9 juillet 2018 1 09 /07 /juillet /2018 23:25

La Position kantienne

 

Dès les premières lignes du paragraphe 46 de sa Critique de la faculté de juger, intitulé « Les beaux-arts sont les arts du génie[1] », Emmanuel Kant expose la conception du génie artistique qu’il va ensuite décliner dans les pages suivantes[2] :

 

« Le génie est le talent (don naturel) qui donne à l’art ses règles. Dans la mesure où le talent, comme pouvoir de produire inné chez l’artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait aussi s’exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par l’intermédiaire de laquelle la nature donne à l’art ses règles.[3] »

 

Nous y trouvons immédiatement mis en relation les termes de génie, de règle, de talent, de nature et d’innéité. Ainsi, Kant soustrait-il le génie aux règles de l’art conventionnelles et fait même de lui leur source. C’est pourquoi, un peu plus loin, il donne comme propriété au génie d’être à la fois original et exemplaire. Original, il doit l’être pour échapper aux règles, exemplaire, pour pouvoir les fonder. Aussi, oppose-t-il le génie à « l’esprit d’imitation[4] » puisque :

 

« une aptitude telle que celle du génie ne peut pas non plus être communiquée, mais à tout être à qui elle est donnée en partage, elle entend l’être immédiatement, de la main de la nature : elle disparaît donc avec lui, jusqu’à ce que la nature donne à nouveau, un jour, les mêmes dons à un autre, qui n’a besoin que d’un exemple pour laisser, de la même manière, le talent dont il est conscient produire ses effets.[5] »

 

C’est ainsi que Kant sépare le génie de la nécessité de l’apprentissage. En cela, l’art selon Kant s’oppose à l’artisanat[6]. Ainsi, même si cela peut paraître paradoxal, le génie n’est-il pas exemplaire pour être imité, mais bien plutôt pour motiver, par l’exemple de ses œuvres, les génies qui lui succèdent à exprimer à fond leur potentiel[7]. A cela s’ajoute, que le génie kantien est ignorant des règles qu’il contribue pourtant à fonder. Rompant avec le dualisme néoplatonicien qui, depuis la Renaissance, fonde la pratique artistique sur l’inscription dans la matière d’une idée préalable, Kant écrit que :

 

« l’auteur d’un produit qu’il doit à son génie ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les Idées qui l’y conduisent, et il n’est pas non plus en son pouvoir de concevoir à son gré ou selon un plan de telles Idées, ni de les communiquer à d’autres à travers des préceptes les mettant en mesure de donner naissance à des produits comparables[8] »

 

Le lien entre le génie est la nature est donc, dans cette perspective, quasi directe : le génie sait qu’il a un talent extraordinaire, mais il n’en connaît pas les principes de fonctionnement puisque celui-ci appartient à sa nature propre ; l’oiseau ne sait pas non plus comment il fait pour voler[9].

Ces quelques principes énoncés par Kant ont été ensuite repris comme une sorte de vulgate par la pensée romantique du XIXe siècle et, dans sa continuité, par celle moderniste du XXe. Bien entendu, ils n’ont pas sous la plume de Kant le caractère hypertrophié et glorieux qu’ils ont pris ensuite puisqu’ils sont contrebalancés par la sanction nécessaire du goût et donc de l’apprentissage de celui-ci :

 

« Or, étant donné que l’originalité du talent constitue une dimension essentielle (mais non point la seule) du caractère du génie, des esprits superficiels croient qu’ils ne pourraient davantage montrer qu’ils sont des génies florissants qu’en se déliant de la contrainte scolaire de toutes les règles, et ils imaginent que l’on parade mieux sur un cheval sauvage que sur un cheval de manège. Le génie ne peut procurer qu’une riche matière aux produits des beaux-arts ; l’élaboration de cette matière et la forme exigent un talent façonné par l’école, afin d’en faire un usage qui puisse soutenir les exigences de la faculté du juger.[10] »

 

La possibilité du pouvoir créateur naturel du génie s’accompagne ainsi chez Kant d’un rappel à l’ordre qui s’estompera chez ses successeurs : l’artiste ne doit suivre son génie que si celui-ci se conforme aux normes esthétiques déjà existantes, c’est-à-dire aux règles déjà élaborées par ses prédécesseurs s’il les apprend pour contenir, par la « forme », la « matière » sauvage produite par son génie. Ici, Kant rejoint d’autres auteurs du XVIIIe siècle, comme Voltaire par exemple qui écrit dans son Dictionnaire philosophique :

 

« Le génie conduit par le goût ne fera jamais de faute grossière : aussi Racine depuis Andromaque, Le Poussin, Rameau, n’en ont jamais fait.

Le génie sans goût en commettra d’énormes ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il ne les sentira pas.[11] »

 

Il faut dire que c’est presque un lieu commun de l’époque de considérer que le génie, ce « talent très-supérieur[12] », doit être domestiqué par les règles du goût afin qu’il ne commette pas de « fautes » à son encontre. Tout cela, semble contredire l’énoncé kantien selon lequel c’est le génie qui donne ses règles à l’art : comment peut-il le faire s’il doit en même temps se soumettre aux règles du goût qu’il doit apprendre ? Le paradoxe n’est qu’apparent, la rigueur conceptuelle de Kant ne permettrait pas une pareille contradiction, et les deux aspects ne jouent pas au même niveau. Ce que doit apprendre le génie, ce ne sont pas les règles de l’art, qui se situeraient du côté de la production, mais les règles du goût, qui sont du côté de la réception, il est ainsi libre de créer à sa guise, de laisser parler son génie, tant qu’il apprend en retour à adapter celui-ci aux goûts du public, majoritairement aristocratique à l’époque pour qu’il « puisse soutenir les exigences de la faculté du juger ». Cela ne lui interdit pas cependant d’innover, mais cette innovation dépend de la sanction ultérieure que lui donnera le public. Le génie se part donc d’une dimension sociale, et l’on pourrait, sans trop trahir Kant, pousser le raisonnement jusqu’à dire qu’un génie ne peut réellement le devenir que s’il est reconnu comme tel. Il nous faudra d’ailleurs revenir sur ce point plus tard. Pour l’instant, constatons que la conception kantienne du génie permet de tenir ensemble nature et société, innovation et convention, innéité et apprentissage[13].

Provenant de la nature, des exemples du passé, de la sanction du goût, le génie n’est donc pas ex nihilo producteur des règles de l’art, il ne l’est qu’en faisant écart avec celles qu’il trouve. Kant s’accorde d’une certaine manière avec son contemporain Friedrich von Schiller qui écrit à propos du génie que lui seul accroît la nature sans sortir d’elle[14].

 

[1] Ibid., p.293. Dès le texte de Kant, les beaux-arts se trouvent assimilés au génie et ne peuvent de ce fait s’apprendre. Ici se trouvent préfigurées les conceptions du XIXe que nous avons précédemment citées.

[2] Jusqu’au paragraphe 49 pour être plus précis.

[3] Ibid., p.293. Notons que le génie, chez Kant, est une propriété appartenant à l’artiste et à la nature à la fois. Elle lui demeure donc en partie extérieure (plus loin Kant décrit l’artiste comme : « l’auteur d’un produit qu’il doit à son génie », voir infra note 18). Celui-ci a du génie, mais n’est pas encore un génie. C’est le romantisme qui incorporera définitivement le génie à l’artiste.

[4] Ibid., p.294. Notons que Kant a la dent dure contre l’imitation. Le paragraphe 42 déjà était fortement critique à son sujet. Il se terminait sur un récit dans lequel la découverte qu’un chant de rossignol n’était qu’une imitation humaine ne pouvait causer que de la déception.

[5] Ibid., p.295. Signalons de surcroît qu’en reliant les génies entre eux par l’exemplarité, Kant concourt à faire de l’art un domaine ayant une histoire autonome de celle des autres activités humaines, histoire qui est le fait des artistes indépendamment de tout autre facteur. Une autre conséquence est de sous-entendre une certaine transhistoricité de la beauté.

[6] À ce sujet, voir le pragraphe 43, Ibid., p.288.

[7] « Tout cela posé, le génie est l’originalité exemplaire des dons naturels d’un sujet dans le libre usage de ses pouvoirs de connaître. En ce sens, le produit d’un génie (pour ce qui, en lui, doit être attribué au génie, et non pas à la possibilité d’un apprentissage ou à l’école) n’est pas un exemple à imiter (car, dès lors, ce qu’il y a en lui qui relève du génie et constitue l’esprit de l’œuvre serait perdu), cela constitue l’héritage dont bénéficiera un autre génie, lequel va ainsi être éveillé au sentiment de sa propre originalité pour exercer dans l’art sa liberté vis-à-vis de la contrainte des règles, de façon telle qu’ainsi l’art reçoive une nouvelle règle, et qu’ainsi le talent se révèle exemplaire » Ibid., p.304-305.

[8] Ibid., p.294.

[9] « et dès lors l’auteur d’un produit qu’il doit à son génie ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les Idées qui l’y conduisent, et il n’est pas non plus en son pouvoir de concevoir à son gré ou selon un plan de telles Idées, ni de les communiquer à d’autres à travers des préceptes les mettant en mesure de donner naissance à des produits comparables. » Ibid., p.294. Ici, Kant semble renouer à des siècles de distance avec une conception fort ancienne de la production artistique, celle de Platon dans Ion, à la différence qu’il en s’agit pas pour Kant de railler les artistes en en faisant les instruments inconscients des dieux ou de la nature, mais de les valoriser. Encore une fois, le romantisme poussera à leur extrême ces idées.

[10] Ibid., p.296.

[11] Voltaire, article « Génie », Dictionnaire philosophique, 1764. Disponible en ligne à l’adresse suivante :

 https://fr.wikisource.org/wiki/Dictionnaire_philosophique/Garnier_(1878)/Index_alphabétique/G

[12] Idem

[13] De façon générale, il semble que faire tenir ensemble les contradictions soit le principe moteur de la philosophie kantienne : impératif catégorique, beauté comme jugement universalisable sans concept, Dieu comme idée régulatrice, etc. autant de moyens de réunir déterminisme et liberté, objectivité et subjectivité, scepticisme et réalisme, etc. Entendant des opinions contraires, Kant, en bon bourgeois soucieux de la paix des ménages, s’est sans doute senti obligé de dépasser ces oppositions en proposant une philosophie résolvant ces contradictions. Ce faisant, cet Héraclite sans conflit a en quelque sorte inventé la philosophie politicienne, le centrisme spéculatif consensuel. Cela explique sans doute son succès – réunissant « en même temps » toutes les idées dominantes de son époque il ne pouvait que plaire – et la diversité des pensées se réclamant de lui, malgré leurs oppositions parois extrême comme c’est le cas entre Hegel et Schopenhauer – montrant le caractère inévitablement temporaire de l’harmonie qu’il entendait fonder. Philosophie de Königsberg ? De Normandie plutôt.

[14] « L’intelligence, il est vrai, peut reproduire ce qui a déjà été ; ce que la nature a construit, elle le construit avec choix, d’après elle. La raison bâtit par delà la nature, mais seulement dans le vide ; toi seul, génie, tu accrois la nature, sans sortir d’elle. » Friedrich von Schiller, « Le Génie », Œuvre, vol. 1, Paris, Hachette, 1868. Disponible en ligne à l’adresse suivante :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k694114/f374

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9 juillet 2018 1 09 /07 /juillet /2018 23:17

« KOTHNER.

Mais alors, où, dans quelle École, avez-vous pu apprendre la pratique du chant ?

WALTHER.

Plus tard, lorsque l'été nouveau faisait s'épanouir la plaine, longtemps captive de la froidure, toutes les évocations qu'avait fait naître en moi, durant les longues ténèbres de l'hiver enfui, mon vieux bouquin, toutes vivaient, toutes vibraient pour moi, toutes retentissaient, haut et clair, par la Forêt resplendissante : la Forêt, domaine des oiseaux ! C’est là, parmi leurs gazouillis, qu'à mon tour j'appris à chanter.[1] »

 

Apprendre à chanter parmi les oiseaux. Apprendre sans maître ni école, sans que l’effort de l’étude soit nécessaire. Apprendre parce que la nature retentit en soi. Dans ces quelques paroles, chantées par Walther le jeune protagoniste des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, se trouvent condensées les deux caractéristiques principales du génie tel qu’il est conçu à l’époque romantique : le fait qu’il soit naturel et le fait qu’il échappe aux règles institutionnelles. Ici, Richard Wagner ne se différencie que très peu de ses contemporains et prédécesseurs, notamment allemands, et ne fait au fond que réaffirmer au travers des personnages qu’il met en scène des idées déjà bien installées au sujet de l’art et de sa production. Du génie innocent de Schiller[2], à celui enfantin de Baudelaire[3] en passant par l’artiste nécessairement autosuffisant de Schelling[4] ou celui visionnaire de Rodin[5], la plupart des théoriciens de l’art des décennies précédent la création de l’opéra de Wagner, qu’ils soient artistes, poètes, sculpteurs ou philosophes, assimile le génie (et par extension l’artiste) à la nature. Quelle que soit la diversité de leurs pensées et leurs fortes divergences, voire leurs oppositions sur d’autres sujets, il en fon une qualité innée. Victor Hugo résume en quelque sort ce consensus qui assimile l’art à la nature lorsqu’il écrit dans son William Shakespeare :

 

« Nous disons l’Art comme nous disons la Nature ; ce sont là deux termes d’une signification presque illimitée. Prononcer l’un ou l’autre de ces mots, Nature, Art, c’est faire une évocation, c’est extraire des profondeurs l’idéal, c’est tirer l’un des deux grands rideaux de la création divine. Dieu se manifeste à nous au premier degré à travers la vie de l’univers, et au deuxième degré à travers la pensée de l’homme. La deuxième manifestation n’est pas moins sacrée que la première. La première s’appelle la Nature, la deuxième s’appelle l’Art. De là cette réalité : le poète est prêtre.

Il y a ici bas un pontife, c’est le génie.

Sacerdo magnus.

L’Art est la branche seconde de la Nature.

L’Art est aussi naturel que la Nature.[6] »

 

Ainsi, pour ce XIXe siècle habité par la figure du génie, l’art au plus haut point n’est-il pas affaire de métier, de savoir-faire ou de technique. L’art digne de ce nom (le reste compte-t-il d’ailleurs vraiment aux yeux des romantiques ?) est celui du génie. Que l’on insiste sur le caractère absolu de celui-ci, ou que l’on nuance son importance en faisant de lui un supplément au métier, une part de l’art qui ne peut s’apprendre (part pour laquelle étudier les règles, recevoir un enseignement ou imiter les maîtres ne sert à rien, l’art est, pour cette époque, affaire de don. Il est le produit de qualités innées appartenant à la nature de l’artiste. En caricaturant un peu nous pourrions dire : « on naît artiste, on ne le devient pas ».

Cette naturalisation du génie, aussi sommaire qu’elle soit, a pour avantage de relier entre eux la diversité des grandes figures artistiques que l’histoire a retenues depuis l’Antiquité, d’expliquer qu’il existe des Sophocle, des Léonard de Vinci, des Mozart, etc. Chacun d’entre eux aurait été doté par la nature de qualités propres qu’ils auraient ensuite développées dans leurs arts respectifs, ce qui expliquerait leur existence. Mais, ce faisant, elle étend à l’ensemble de l’histoire une conception qui pourtant n’est pas présente à chacune de ces époques et qui, a minima, se modifie fortement dans sa compréhension d’une période à l’autre. Ce XIXe siècle en quête d’absolu, qui produit ce que Jean-Marie Schaeffer appelle des « théories spéculatives de l’art[7] », oublie que les idées ne sont pas éternelles, mais qu’elles naissent dans des contextes historiques particuliers, se transforment ensuite selon les circonstances, et en viennent même parfois à mourir. Les théories sur le génie du XIXe n’échappent pas à la règle. Elles ne sont pas générées ex nihilo. Notons d’abord qu’elles apparaissent comme des radicalisations, parfois emphatiques ou lyriques, des conceptions développées à la fin du XVIIIe siècle par Emmanuel Kant dans sa Critique de la faculté de juger[8]. C’est donc par là que nous allons commencer.

 

 

[1] Richard Wagner, Les Maîtres-Chanteurs de Nürnberg (traduction Louis-Pilate de Brinn’Gaubast), Paris, E.Dentu éditeur, 1896, p.155. Disponible en ligne à l’adresse suivante :

https://archive.org/details/lesmatreschant00wagn

[2] « Croirai-je, me dis-tu, aux enseignements des maîtres de la sagesse, aux paroles qu’une foule de disciples proclament comme des dogmes certains ? La science seule peut-elle me conduire à une paix assurée ? Le bonheur et la justice reposent-ils sur un échafaudage de systèmes ? Dois-je me défier de ce mouvement intérieur, de cette loi que tu as toi-même, ô nature, gravée dans mon sein, avant que l’école imprimât son cachet sur une sentence éternelle et que mon esprit ardent fût enchaîné par de rigoureuses formules ? […]

- Mon ami, […] S’il en est ainsi, abandonne-toi à ta précieuse innocence, la science n’a rien à t’enseigner, c’est à toi au contraire à devenir son maître. Elle n’est pas faite pour toi cette loi qui conduit l’être chancelant avec une verge d’airain. Agis comme il te plaît, voilà ta loi. Les races futures admireront l’œuvre sainte façonnée par tes mains et les saintes paroles prononcées par ta bouche. » Nous soulignons. Friedrich Schiller, « Le Génie » in Poésies de Schiller (traduction Xavier Marmier), Paris, Charpentier, 1854, p.168. Disponible en ligne à l’adresse suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k68449k/f171

[3] « L’homme de génie a les nerfs solides ; l’enfant les a faibles. Chez l’un, la raison a pris une place considérable ; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée. » Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne » in Critique d’art suivi de Critique musicale, Paris, Folio, coll. « Essais », 1992, p.350.

[4] « L’art et la science ne peuvent se mouvoir que sur leur axe propre ; l’artiste, comme tout homme qui agit par l’esprit, suit la loi que Dieu et la nature ont gravée dans son cœur, et aucune autre. Personne ne peut lui venir en aide ; il doit s’aider tout seul ; aussi ne peut-il trouver hors de lui-même sa récompense, car ce qu’il ne produirait pas en vertu de lui-même serait aussitôt tenu pour rien ; c’est précisément aussi pour cela que personne ne peut lui commander ou lui tracer la route qu’il doit suivre. » Nous soulignons. Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Du rapport des arts plastiques avec la nature et autres textes, Paris, Vrin éditeur, 2010, p.87.

[5] «Je prends sur le vif des mouvements que j’observe, mais ce n’est pas moi qui les impose. […] En tout j’obéis à la Nature et jamais je ne prétends lui commander. Ma seule ambition est de lui être servilement fidèle. […] Oh ! sans doute, un homme médiocre en copiant ne fera jamais une œuvre d’art : c’est qu’en effet, il regarde sans voir, et il aura beau noter chaque détail avec minutie, le résultat sera plat et sans caractère. Mais le métier d’artiste n’est pas fait pour les médiocres et à ceux-là les meilleurs conseils ne sauraient donner du talent. / L’artiste au contraire voit : c’est-à-dire que son œil enté sur son cœur lit profondément dans le sein de la Nature. / Voilà pourquoi l’artiste n’a qu’à en croire ses yeux. » Auguste Rodin, L’art, entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, p.26-30.

[6] Victor Hugo, William Shakespeare, Paris, GF Flammarion, 2003, p.75. Ajoutons aussi ces vers, dans son poème « Les Mages » du sixième livre des Contemplations : « Allez, prêtres ! allez, génies ! / Cherchez la note humaine, allez, / Dans les suprêmes symphonies / Des grands abîmes étoilés ! / En attendant l’heure dorée, / L’extase de la mort sacrée, / Loin de nous, troupeaux soucieux, / Loin des lois que nous établîmes, / Allez goûter, vivants sublimes, / L’évanouissement des cieux ! » Nous soulignons.

[7] Jean-Marie Schaeffer, « La religion de l’art : un paradigme philosophique de la modernité », Revue germanique internationale n° 2, 1994, 195-207. Article disponible en ligne à l’adresse suivante :

https://journals.openedition.org/rgi/470

[8] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (traduction par Alain Renaut), Paris, GF Flammarion, 2008.

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