Troncature de l’histoire
Le génie ressemble à un mythe. Il en a plusieurs propriétés : il est une construction fictionnelle destinée à expliquer les phénomènes qui font obstacle à la raison et il est fondateur de pratiques sociales ou de croyances culturelles. Le génie « explique » pourquoi l’art est ce qu’il est, pourquoi il existe des chefs-d'œuvre, des hiérarchies, de l’originalité, des écarts nécessaires aux règles, et d’autres choses de ce genre, la raison se montrant incapable de les expliquer en ayant seulement accès aux résultats de l’art (les œuvres) comme nous venons de le voir, et il justifie l’ensemble de ces phénomènes en renvoyant leurs causes réelles (notamment l’apprentissage) dans l’inexplicable, dans le don, dans l’innéité. Comme tout mythe, le génie artistique, et ses avatars singuliers (Léonard, Mozart et les autres), est donc aussi un mystère, un savoir inaccessible, et un oubli de son origine. Il apparaît comme hors de l’histoire, comme non déterminé par elle. Cet anhistoricisme mythique est absolument nécessaire. En effet, tous les mythes ont leurs origines dans l’histoire, mais celles-ci doivent disparaître sans quoi ils perdent leur force légitimatrice et deviennent des légendes folkloriques désuètes auxquelles plus personne ne croit sérieusement. Deux choses détruisent les mythes : connaître les raisons sociales ou culturelles de leur existence ou trouver une théorie, vérifiable expérimentalement, à ce qu’ils sont censés expliquer. Nous allons donc nous employer maintenant à connaître les causes de l’apparition du concept de génie et ainsi priver celui-ci de ses effets.
Pour ce faire, rappelons brièvement l’histoire du génie, sinon du concept, d’abord du mot. Il n’y a en effet pas toujours eu de génie au sens où nous l’entendons depuis la fin du XVIIIe siècle. Étymologiquement, le mot génie vient du grec ancien γεννάν (gennán) qui signifie générer. Peut-être est-ce de là que vient son pouvoir créateur ? D’un simple mot lointain ? Mais on le sait les mots sont magiques. Redevenons sérieux. Du grec est venu le latin genius qui désigne un esprit tutélaire d’un lieu ou d’une personne dont il personnifie les caractéristiques. Sorte d’ange gardien, le génie suit l’être auquel il est attaché et veille sur sa destinée, l’influence ou l’inspire, un peu à la manière du daimôn de Socrate, qui accompagnait celui-ci et qui lui indiquait ce qu’il devait faire (ou plutôt ne pas faire si l’on en croit la description qui en est faite dans l’Apologie de Socrate). Dans les mythes romains, le génie est donc un être surnaturel qui fait office d’intermédiaire entre les mondes terrestre et divin, entre les hommes et les dieux. Dès l’Antiquité, le terme contient l’idée d’une médiation entre dieux et humains. Le génie est un phénomène surhumain, qui se trouve au-delà de la réalité ordinaire que perçoivent nos sens. Mais ici, il est hors de l’homme lui-même, et non pas en lui. Notons cependant que cet arrière-plan religieux et mystique n’a ensuite jamais totalement disparu du mot, même dans son usage actuel.
Passons quelques siècles. Lors de la Renaissance, le statut des artistes change progressivement. Par l’intellectualisation de leurs pratiques, les artistes défendent leurs disciplines pour qu’elles soient reconnues comme des arts libéraux. Fréquentant de plus en plus les cercles intellectuels qui gravitent autour de leurs commanditaires nobles ou ecclésiastiques, les artistes s’efforcent de dépasser leur condition d’artisans. Pour ce faire, ils écrivent sur leurs arts, établissent leurs règles, expliquent leurs buts. Cette théorisation va bien sûr les amener à insister sur ce qui dans leur art peut être dit libéral. Pour ce qui concerne la peinture, Léonard de Vinci écrit par exemple que « la peinture est chose mentale » dans son Traité de la peinture. Cette déclaration est une manière d’affirmer la nature spirituelle de l’art pictural en mettant l’accent sur le travail d’imagination et de conception du peintre plutôt que sur l’habileté technique. De la même façon, Michel-Ange écrit sur la sculpture qu’ : « Un artiste éminent ne conçoit aucun sujet qu’un marbre ne puisse renfermer dans son sein ; mais seule y parvient la main qui obéit à l’intelligence. »
Poussés par un besoin de reconnaissance sociale, ce sont donc les artistes eux-mêmes qui ont commencé à détacher l’art du métier dans leurs discours. Pour ce faire, ils ont dû minimiser l’importance de l’apprentissage pour maximiser celle de la pensée. Ainsi, lorsque l’un d’entre eux montre une habilité exceptionnelle, c’est de moins en moins le métier qui en apparaît comme la cause et de plus en plus le génie propre de l’artiste. Jusqu’au XVIIe siècle, celui-ci est largement pensé comme une inspiration venue de Dieu. Michel-Ange, par exemple, était surnommé « le divin ». L’artiste était alors dépositaire d’une capacité qui, lui étant confiée par Dieu, lui donnait par là même une place dans un ordre universel qui le dépasse et un talent qu’il devrait exploiter pour rendre hommage à celui qui le lui avait confié. L’abbé Batteux, que nous avons déjà cité, est l’un des derniers représentants de cette conception.
Le siècle des Lumières voit en effet s’imposer la croyance en la rationalité du monde et l’idée que la raison est le moyen privilégié de rendre celui-ci intelligible. La nouvelle configuration des processus gnoséologiques qui en découle ainsi que l’athéisme grandissant qui en est la conséquence chassent le génie des nuées célestes pour l’incarner dans l’artiste ; on passe progressivement d’« avoir du génie » à « être un génie ». En art, l’époque est dominée par la fameuse formule du moraliste Joseph Joubert selon lequel « l’art est de cacher l’art ». Le génie accomplit cette injonction à l’extrême en étant une aptitude si exceptionnelle que le savoir-faire qu’elle met en jeu semble disparaître et être remplacé par de la spontanéité. Le travail s’efface alors derrière le résultat final, comme l’entraînement d’un sportif s’oublie lorsque celui-ci accomplit un geste exceptionnel en compétition. « L’art cache l’art » une fois traduit pourrait se dire « Le métier se donne l’apparence du naturel ». Paradoxalement, ce siècle des Lumières épris de rationalité et de démystification, en niant l’idée d’un don divin, aboutit à renforcer le caractère mystérieux et indéfinissable du génie. Il fait de l’artiste un surhomme incompréhensible par la raison. Emmanuel Kant, ne fera que pousser plus loin le point où les Lumières ont laissé le génie, et les romantiques à sa suite iront à l’extrême jusqu’à sacraliser l’art et à donner à celui-ci une dimension spéculative majeure, en réaction à la rationalité issue des Lumières. Parce que celle-ci a en quelque sorte vidé le monde de toute transcendance, c’est à l’art qu’incombe la tâche de réenchanter un monde devenu scientifique, technique et industriel. C’est à l’art d’atteindre les réalités supérieures en échappant tant à la raison qu’à la trivialité du réel. Comme on l’a vu, le génie se fait alors prophète, il est un visionnaire dévoilant le sens du monde par l’expression de son individualité géniale dans ses œuvres. C’est ainsi à cette époque que se construisent des figures de génie bien connues encore aujourd’hui comme Mozart ou Beethoven, figures parfois redéfinies en génie des siècles après leur mort, comme Léonard, Homère ou Schakespeare, dans une réécriture de l’histoire ethnocentrique faisant peu de cas des idées de l’époque à laquelle ont appartenus les artistes qu’elle divinise.
Voilà pour l’histoire des idées : elle se résume à une disparition progressive du métier, de la part mécanique de l’art et de ses règles traditionnelles dans les discours, remplacés par la spontanéité, l’esprit et la liberté d’un individu, trois aspects qui se cristallisent dans le concept de génie. Cette évolution historique vers la singularité permet la valorisation de plus en plus forte de l’artiste, celui-ci se voyant définitivement doté, au XIXe siècle, d’un pouvoir de libre création qui lui était auparavant refusé. La question est désormais de savoir pourquoi celui-ci se développe et prend une telle importance au début du XIXe au point de devenir paradigmatique de l’activité artistique chez les artistes, les philosophes, les critiques. Même dans le sens commun domine l’idée qu’il faut un don pour faire correctement de l’art. Ici, il nous faut redire ce que Karl Marx et Friedrich Engels disaient déjà (à la même époque d’ailleurs) : les idées ne sont pas éternelles, elles ne suivent pas un développement autonome, mais sont les produits historiques de la vie matérielle des humains, de leurs rapports sociaux et économiques. Il nous faut donc retracer brièvement les grandes évolutions structurelles qui ont bouleversé l’époque où se développe et s’affirme le concept de génie.
Avec l’extension des manufactures puis de l’industrie, des activités qui ne se distinguaient pas vraiment dans leurs modes de production se différencient. Pendant longtemps, faire un meuble, un bijou, un carrosse, un tableau, une pièce de tissu ou une sculpture étaient des activités semblables. Le statut et les pratiques des différents maîtres de métiers étaient également relativement similaires. La division du travail du capitalisme naissant change tout cela. Certains métiers voient leur mode de production changer : le travail est divisé, de plus en plus, en une série de tâches successives accomplies par des travailleurs qui ne maîtrisent plus l’ensemble des étapes du processus de production comme c’était le cas auparavant ; un maître d’une corporation avait appris à réaliser chaque étape du travail, un salarié ne connaît que celle qu’il doit accomplir. Celui-ci est dès lors aisément remplaçable, il ne bénéficie plus de la protection que lui conférait sa qualification face à son employeur. Au terme de ces développements historiques, une fois le passage de la manufacture à l’usine effectué, le travail humain en vient même à être largement remplacé par la machine. Le travailleur se voit privé de son métier, et même d’une part de son humanité comme Karl Marx l’explique :
« Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine. Là le mouvement de l’instrument de travail part de lui ; ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture les ouvriers forment autant de membres d’un mécanisme vivant. Dans la fabrique ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux. »
Cette soumission du travail humain à la division du travail, à l’efficacité mécanique et à la recherche du profit comme seul horizon n’a pas le même impact sur la peinture, la sculpture ou la musique. Dans ces arts, l’individualité se trouve préservée. Les revendications des peintres ont porté leurs fruits et leur association aux puissants aussi, mais pas seulement. En effet, l’insistance sur la dimension spirituelle et esthétique de ces métiers qui à partir du XVIIe siècle se nomment « beaux-arts » prive ceux-ci de fonction précise, autre que celle nébuleuse de produire du beau et empêchent donc les produits de ceux-ci d’être réduit à quelque efficacité instrumentale que ce soit.
Lors des XVIIIe et XIXe siècles. Le fossé se creuse ainsi entre industrie et art, la mécanisation grandissante de la première s’opposant caractère manuel et spirituel du second. Le savoir-faire et le respect des règles du métier ne peuvent plus alors être les mètres étalons de la valeur des œuvres issues des beaux-arts ? Bien au contraire, car ils rapprocheraient leur production d’une simple technique qu’il suffirait d’appliquer, comme une machine pourrait le faire, sans mystère aucun. Dans ce contexte, être artiste, c’est donc faire ce que la machine ne peut pas faire. On attend de lui qu’il invente et non pas qu’il reproduise, il faut qu’il soit créateur, qu’il soit un génie. Aussi, l’art, pour être authentique ne peut-il plus être appris, et relève-t-il du don. La spontanéité virtuose (Franz Liszt en musique), comme le fait d’être autodidacte (Van Gogh en peinture), se trouve donc valorisée contre le savoir-faire. Deux catégories d’artistes se forment alors : au second rang, les faiseurs qui doivent leur art à l’apprentissage et au premier, les génies qui doivent leur art à leur nature exceptionnelle.
Ce sont ainsi les mutations des modes de production et du développement du capitalisme qui entraîne une reconfiguration des idées. Ce monde social nouveau, structuré autour du capital et du travail salarié, rend possible le concept de génie tel que nous l’avons décrit. Produit de la longue révolution bourgeoise, le génie efface le processus historique auquel il doit l’existence, il masque également les rapports sociaux qui le rendent possible pour les naturaliser.