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10 mai 2018 4 10 /05 /mai /2018 23:14
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10 mai 2018 4 10 /05 /mai /2018 23:12

Le seul type d’art visible et théorisable dans le New-York de l’époque

 

Si Arthur Danto voit de l’art là où il n’y en a pas (notamment à l’époque de Platon), et n’en voit pas là où il y en a (les frises géométriques de la même époque), c’est parce qu’il ne peut voir que son art ; c’est ce qu’il entend par art qu’il trouve là où des productions sont suffisamment similaires à ses propres conceptions et qu’il ne trouve pas là où rien n’y correspond. C’est ainsi par projection que Danto fabrique ses théories. Et, pour être plus précis, ce que Danto projette, malgré toute la subtilité de son élaboration philosophie, ce ne sont jamais que les lieux communs, pour ne pas dire les clichés, de la vulgate ordinaire de son temps sur l’art ; Danto ne fait que reformuler les catégories d’usage en langage philosophique. Cela apparaît clairement lorsque l’on considère qu'il n’est pas capable de voir les frises géométriques de l’Antiquité comme de l’art, à cause sans doute de leur fonction ornementale, fonction à laquelle est censé échapper l’art tel qu’il est conçu habituellement, ou qu’à l’inverse, il considère les peintures et les sculptures athéniennes de l’Antiquité comme de l’art parce qu’il s’agit justement des pratiques qui dominent en grande partie l’art de la seconde moitié du XXe siècle (notamment les années comprises entre 1960 et 1990 où Danto élabore les grandes lignes de sa pensée).

Ce que ne voit pas Danto, ou ce qu’il refuse de voir, c’est que le concept d’art n’est pas universel ou invariable, mais qu’il est le produit d’une histoire et de conditions historiques particulières. Pour faire simple, le concept d’art tel qu’il est entendu à partir du XIXe siècle n’a pu naître qu’après une longue phase d’autonomisation qui a vu les artistes passer du statut de professionnels de leurs métiers au service des princes à celui d’artistes indépendants vendant leurs productions sur le marché des biens symboliques[1]. Ce n’est donc que dans la division du travail capitaliste que ce concept d’art peut exister. Ici se vérifient, mais au sujet des artistes, les propos de Friedrich Engels qui écrit dans son Ludwig Feuerbach que : « tout au long de cette période qui va de Descarts à Hegel et de Hobbes à Feuerbach, les philosophes n’ont nullement été, comme ils le croyaient, poussés en avant par la force de l’idée pure. Au contraire. Ce qui en réalité les a fait progresser, cela a surtout été le progrès formidable de la science de la nature et de l’industrie.[2] »

 

Allons plus loin. C’est comme reflet inversé du travail mécanisé et ouvrier que l’art se déploie : à la machine appliquant son programme de façon répétitive répond le génie inspiré et l’originalité des ses œuvres, à l’ouvrier déposséder des produits de son travail répond la figure symbolique de l’artiste propriétaire de son œuvre même une fois celle-ci vendue par l’attachement de celle-ci à son nom (et par la propriété intellectuelle juridique)[3]. Il faudrait développer cela bien davantage, mais cela dépasse les limites de ce travail et ce que nous venons d’expliquer suffit à voir que par ses théories, Artur Danto ne fait que rejouer, dans une forme philosophique, les catégories de pensée habituelles de son temps. En guise d’historicisme et d’essentialisme, c’est surtout un ethnocentrisme occidental inconscient de lui-même que développe Danto et paradoxalement celui-ci fait retour lorsqu’il entend s’en détacher le plus. Ainsi, ce passage ne poserait pas vraiment de problème sans sa dernière phrase : 

 

« Quand les gens disaient que ce n’était pas de l’art, cela voulait généralement dire que ce qu’ils avaient sous les yeux n’appartenait pas à l’histoire ouverte par Giotto. Cette histoire-là avait plus ou moins exclu du domaine de l’art quelques-unes des plus grandes pratiques artistiques – la peinture chinoise et japonaise constituant des exceptions malgré leur décalage avec l’évolution historique. Mais l’art polynésien, africain, et bien d’autres formes artistiques encore, n’entraient pas dans le cadre de l’acceptable […] À l’époque victorienne, les œuvres de ces traditions étaient nommées "primitives" […] et davantage étudiées par des anthropologues que par des historiens de l’art.

Et pourtant, c’était bel et bien de l’art[4] »

 

Alors qu’il vient de s’attaquer à l’ethnocentrisme de l’histoire de l’art des siècles passés, voilà que Danto impose sa catégorie d’art à un ensemble de réalités culturelles très diverses au sein desquels le concept d’art occidental n’a que peu de chance d’exister et donc d’être opératoire[5]. Son essentialisme lui masquant cette réalité, il se révèle ainsi, sans même s’en apercevoir, et alors même qu’il croit combattre une certaine vision occidentale de l’histoire de l’art, être un promoteur de la culture dominante de l’époque, celle des États-Unis d’Amérique, dans laquelle il pense voir l’universel parce qu’elle est la culture qu’il a intériorisée et qui filtre sa perception des choses. Sa théorisation du travail d’Andy Warhol apparaît ainsi comme la conséquence logique du déclin de Paris comme capitale de l’art au profit de New York et participe d’un mouvement intellectuel plus général aux États-Unis et dont l’importance serait à interroger au regard de l’établissement de ceux-ci comme superpuissance au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Danto, en théorisant, plutôt que de s’approcher de l’essence de l’art, en légitime une forme, celle qui domine le monde de l’art de son temps. Si effet de la théorie sur l’art il y a, il semble donc que ce ne soit pas de fixer les déterminations internes des recherches artistiques, mais de légitimer certaines d’entre elles plutôt que d’autres, celles qui correspondent au goût de ceux qui dominent le monde de l’art, et de ce fait d’écrire une histoire qui ne suit des principes abstraits que parce ceux-ci sont établis et appliqués a posteriori.

 

[1] Pour paraphraser le titre d’un article de Pierre Bourdieu dans lequel on peut lire : « Le processus de différenciation des domaines de l'activité humaine qui est corrélatif du développement du capitalisme et en particulier la constitution de systèmes de faits dotés d'une indépendance relative et régis par des lois propres, produisent des conditions favorables à la construction de théories "pures" (de l'économie, de la politique, du droit, de l'art, etc.) qui reproduisent des divisions sociales préexistantes dans l'abstraction initiale par laquelle elles se constituent. Tout incline à penser que, selon la même logique, la constitution de l'œuvre d'art comme marchandise et l'apparition, liée aux progrès de la division du travail, d'une catégorie nombreuse de producteurs de biens symboliques spécifiquement destinés au marché préparaient en quelque sorte le terrain à une théorie pure de l'art, c'est-à-dire de l'art en tant qu'art, en instaurant une dissociation entre l'art comme simple marchandise et l'art comme pure signification, produite par une intention purement symbolique et destinée à l'appropriation symbolique, c'est-à-dire à la délectation désintéressée, irréductible à la simple possession matérielle. À quoi s'ajoute que la rupture des liens de dépendance à l'égard d'un patron ou d'un mécène et, plus généralement, à l'égard des commandes directes qui est corrélative du développement d'un marché impersonnel, procure aux producteurs une liberté toute formelle dont ils ne peuvent manquer de découvrir qu'elle n'est que la condition de leur soumission aux lois du marché des biens symboliques » Pierre Bourdieu, « Le Marché des biens symboliques » in L'Année sociologique, Troisième série, Vol. 22 (1971), pp. 49-126. Disponible en ligne à l’adresse suivante : https://edisciplinas.usp.br/pluginfile.php/1130198/mod_resource/content/3/Bourdieu-Le_march%C3%A9_des_biens_symboliques.pdf

[2] Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et l’aboutissement de la philosophie classique allemande, Paris, Éditions science marxiste, coll. « Bibliothèque jeunes », 2014,  p.115.

[3] Frappant de constater qu’à l’absence de concept d’art dans la Grèce antique répond l’absence de concept de travail au sens actuel (et donc capitaliste) du terme, ce que constate Jean-Pierre Vernant dans « Travail et nature dans la Grèce ancienne » in Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspéro, 1965.

[4] C’est nous qui soulignons. Arthur Danto, Ce qu’est l’art, p.18.

[5] À ce titre, il faut se demander si l’usage du terme « art » ne devrait pas être banni dès lors que l’on parle de productions situées hors des deux derniers siècles et hors du champ culturel occidental, au moins dans un premier temps, par précaution, et si l’appellation « histoire de l’art » ne devrait pas laisser place à une autre.

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10 mai 2018 4 10 /05 /mai /2018 23:09

Théorie ou simple observation

 

Commençons par décrire rapidement la façon dont Arthur Danto conçoit l’histoire. Nous l’avons dit, sa pensée est influencée par la philosophie hégélienne, et cela se ressent[1]. En effet, l’histoire de l’art selon Danto est l’évolution d’un élément invariant : l’art existe toujours, mais ses manifestations et ses compréhensions théoriques, dont nous avons vu qu’elles déterminent selon lui la reconnaissance de pratiques comme artistiques, sont variables (nous retrouvons le mélange d’historicisme et d’essentialisme dont nous avons parlé en introduction). Ces conceptualisations se succèdent et constituent ce que nous pouvons appeler des paradigmes qui fixent une perfection à atteindre[2]. Une fois cette perfection atteinte, l’art arrive « à sa fin conçue en tant que détermination interne » ce qui ouvre une période « post-historique[3] » qui se caractérise à la fois par une soumission à cet aboutissement, celui-ci devenant la base de tout travail ultérieur, et une liberté totale des artistes à partir de lui qui se traduit par une période de grande variété des productions, jusqu’à ce que le paradigme soit discuté, s’épuise et se voit remplacé par un nouveau[4]. C’est ainsi que Danto procède à un retournement de l’idée hégélienne de « fin de l’art » pour en faire non pas la fin de son histoire, mais le début d’une période d’efflorescence se fondant sur cette fin[5].

Pour mieux comprendre, décrivons les deux paradigmes qui structurent l’histoire de l’art selon Danto. Le premier est celui de la « recherche de la perfection représentationnelle[6] ». Dans La Madone du futur, il court clairement de Giotto au modernisme, mais dans Ce qu’est l’art, il semble que son commencement soit Platon[7], ce qui pose de nombreux problèmes comme nous le verrons. L’apogée de cette recherche, sa fin, c’est la Renaissance italienne, et notamment Michel-Ange[8]. Celui-ci atteint la perfection de la représentation, et après lui « Tout ce qui reste à faire aux artistes, c’est d’affiner leur talent[9] ». L’histoire de l’art passe ainsi « de la recherche à l’application, de la poursuite de la vérité représentationnelle à des travaux exécutés à la lumière de cette vérité[10] ».

Avant d’évoquer le second paradigme, remarquons que faire de la ressemblance le principe déterminant les évolutions de l’art de Platon à l’époque moderniste n’est pas sans poser problème. Sans entrer dans les détails, ce qui demanderait un autre travail juste sur ce point,  que faire, dans ce paradigme des icônes byzantines ou des œuvres médiévales qui ne visent pas la ressemblance[11] ? Mais, même en se limitant à la Renaissance et en partant de Giotto[12], force est de constater que là aussi l’assertion pose problème. À l’appui de ses idées, Danto cite notamment Alberti pour en faire le défenseur d’une peinture cherchant la pure ressemblance et qui, dans son De Pictura, définirait la peinture comme suit : « il ne devait y avoir aucune différence, sur le plan visuel, entre regarder un tableau et regarder par la fenêtre ce que montrait le tableau ». Certes, Alberti fait bien de l’art pictural une recherche de ressemblance, faisant d’ailleurs de Narcisse le premier des peintres[13] et traitant dans toute la première partie du De Pictura de la perspective comme moyen d’atteindre celle-ci. Mais, rappelons que la fenêtre albertienne citée par Danto n’ouvre pas sur la réalité, mais sur l’histoire[14] et que « l’entreprise la plus haute du peintre, […], c’est l’histoire[15] », la ressemblance lui étant subordonnée et n’étant qu’un moyen de figurer celle-ci pour qu’elle soit capable de frapper l’esprit du spectateur. L’histoire est donc bien plus que la ressemblance le déterminant interne de l’art entre Giotto et le XIXe siècle. Et pour cause, l’enjeu des peintres de l’époque est de faire accéder leur pratique au statut d’art libéral et d’obtenir la reconnaissance qui accompagne celui-ci[16]. L’insistance d’Alberti sur le caractère géométrique de la peinture, via la perspective, et sur ses aspects narratifs et rhétoriques découle de cela. Dans ce contexte, impossible de réduire la peinture renaissante à une simple représentation du monde optique. Au contraire, il s’agit de montrer qu’elle est plus que cela, et la réussite de la ressemblance n’est au fond qu’une confirmation de l’exactitude des procédés techniques hautement intellectuels mis en œuvre par la perspective. Dans ce premier moment de l’histoire de l’art, Danto s’avère particulièrement réductionniste et peu soucieux d’être historiciste.

Quoi qu'il en soit, selon Danto, c’est le déclin de la ressemblance, sa remise en cause, qui fait débuter le modernisme. Cette nouvelle période, consciente que l’art ne peut être défini comme imitation, est aussi déterminée par l’abandon de l’esthétique au profit d’une recherche de l’essence de l’art[17]. Marcel Duchamp fait ainsi figure de Giotto de ce moment historique[18], ses ready-made ouvrant ce paradigme marqué par l’abandon de l’esthétique et de la représentation, son Michel-Ange, son point de perfection, étant bien entendu Andy Warhol avec ses Boîtes Brillo dont l’esthétique ne se distingue en rien de leur modèle industriel, créant ainsi la confusion et détruisant la possibilité de trouver un critère de définition de l’art[19]. C’est en effet au travers de cette œuvre que Danto parvient à sa définition définitive et universelle de l’art, celle qui rend compte de la période moderniste et de la précédente, et qui fait de l’œuvre d’art une signification incarnée, définition fortement teintée d’hégélianisme, Hegel définissant quant à lui l’art comme la manifestation de l’esprit dans le sensible[20]. Ainsi, ce qui distingue la boîte Brillo de James Harvey de la Boîte Brillo d’Andy Warhol, c’est que la seconde « parlait des images de la culture populaire » tandis que la première « faisait partie de la culture populaire » mais « ne parlait absolument pas de culture populaire[21] ». Pour expliciter son propos, Danto s’appuie de nouveau sur Hegel, sur sa distinction entre esprit objectif et esprit absolu : « Les boîtes de Harvey relèvent de l’esprit objectif des États-Unis aux alentours de 1960. De même que d’une certaine façon les boîtes de Warhol. Mais les boîtes de Warhol, qui parlent de l’esprit objectif, sont absolues : elles rendent l’esprit objectif conscient de lui-même[22] ». Et Danto, se montrant hégélien jusqu’au bout, inclut sa propre philosophie dans ce processus historique en devenant l’esprit absolu de l’esprit absolu donnant à l’art conscience de lui-même dans ce dépassement par la philosophie (Danto serait alors le Platon de son époque, même si, dans ce cas, c’est la pratique, de Duchamp et de Warhol, qui précède la théorie ; la chouette de Minerve prend son envol quand ça l’arrange).

Plutôt qu’hégélien, nous allons plutôt nous faire un peu marxistes à partir de maintenant remettre à l’endroit sa dialectique, et, puisque la réflexion de Danto commence des Boîtes Brillo et revient toujours à elle, nous terminerons par elles et nous procéderons à une historicisation rapide des conceptions de Danto, mais selon des procédés assez différents des siens.

 

[1] Celle-ci est le plus clairement développée dans La Madone du futur, où Danto va jusqu’à explorer le « futur historique » de l’art à partir des principes que nous détaillerons ci-après, mais elle est également présente dans Ce qu’est l’art, comme nous le verrons.

[2] Nous employons ici le terme mis en avant par Thomas Kuhn dans La Structure des révolutions scientifiques (Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2008), mais au fond la pensée de Danto rappellerait plus ici l’idée de « programmes de recherche » développée par Imre Lakatos dans Histoire et méthodologie des sciences : programme de recherche et reconstruction rationnelle (Paris, PUF, 1994), c’est-à-dire d’un noyau théorique dur, accepté par les acteurs, qui sert, jusqu’à son remplacement, de principe organisateur de la recherche, principe à la fois moteur et limitateur de celle-ci. Chez Danto, ce noyau théorique fixerait le cadre des recherches artistiques.

[3] Arthur Danto, La Madone du futur, p.560

[4] A la différence de Hegel, il y a donc chez Danto plusieurs fins de l’art et plusieurs périodes post-historiques.

[5] Retournement, mais qui reprend en partie la logique hégélienne puisque Hegel, dans son esthétique, dit bien qu’après avoir atteint sa fin, c’est-à-dire après avoir été dépassé par la religion et la philosophie quant à sa fonction de manifestation de l’Esprit dans le sensible, l’art atteint un stade où il ne peut plus évoluer, étant privé de principe moteur. Toutefois ce stade est aussi une sorte d’effloraison où les artistes sont libres, puisque dans celui-ci : « tout peut trouver place dans la représentation romantique, le grand et le petit, l’important et l’insignifiant, le moral, l’immoral et le mauvais, et plus l’art se sécularise pour ainsi dire, plus il s’enfonce dans le fini du monde. » Esthétique (traduction Samuel Jankélévitch), vol.2, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1979, p.349. Bien entendu, la liberté est ici plus totale, toute fin ayant disparu et celle-ci n’étant pas comme chez Danto un fondement pour une suite de l’histoire.

[6] Ibid., p.558.

[7] « L’imitation étant toujours d’une fidélité relative, la définition platonicienne de l’art a perduré un certain temps ; et il n’y a pas eu grand-chose à lui reprocher tant qu’elle a pu rendre compte de ce qui semblait être l’essence même de l’art. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Sur le plan historique, quelque chose s’est produit à l’avènement du modernisme… » Arthur Danto, Ce qu’est l’art, p.11.

[8] Au travers des propos de Vasari qui dans ses Vies des meilleurs peintres fait de celui-ci un être divin.

[9] Arthur Danto, La Madone du futur, p.558.

[10] Ibid., p.560. Sur la même page : « C’était parce qu’on avait plus besoin de lutter pour maîtriser l’usage de la perspective, du clair-obscur, du raccourci et d’autres techniques du même genre, qu’une telle variété devenait possible. Tout un chacun pouvait maîtriser et utiliser les techniques en question : leur apprentissage définissait le curriculum de l’atelier conçu comme école d’art. »

[11] La possibilité d’une image chrétienne s’établissant justement lors de la querelle des iconoclastes sur la nécessité que celle-ci ne vise pas la ressemblance (ce qui conduirait à l’idolâtrie). Voir à ce sujet, les arguments de Jean Damascène dans Contre ceux qui rejettent les images in Le Visage de l’invisible (traduction de Anne-Lise Darras-Worms, Paris, éditions Migne, 1994)

[12] Ce qui est le cas dans La Madone du futur, mais aussi en partie dans Ce qu’est l’art. Le reste de l’Antiquité et le Moyen-âge n’étant quasiment pas évoqué, cela a pour effet de donner l’impression que Platon, à mille sept cents ans d’écart, fixe le programme de l’art renaissant et qu’il y a continuité entre les idées du philosophe athénien et les pratiques artistiques durant toute cette longue période : « Platon avait suivi son petit bonhomme de chemin du VIe siècle av. J.-C. [sic] jusqu’à 1905-1907, quand sont apparus ce qu’on appelé le fauvisme et le cubisme. » Ibid., p.11. Arthur Danto serait-il un précurseur du récentisme ? À moins qu’il n’assimile le philosophe athénien aux néo-platoniciens de la Renaissance dont les conceptions, pourtant assez différentes, ont effectivement nourri les théorisations artistiques de l’époque ?

[13] « Cela étant, j’aime à dire en mon privé que l’inventeur de la peinture a été, pour parler comme les poètes, ce Narcisse qui fut métamorphosé en fleur : si la peinture est la fleur de tous les arts, alors la fable entière de Narcisse est parfaitement appropriée ; car peindre est-il autre chose qu’embrasser par les moyens de l’art la surface d’une nappe d’eau ? » Leon Battista Alberti, De Pictura (traduction de Danielle Sonnier), Paris, Allia, 2007, p.39.

[14] « D’abord, je trace sur la surface à peindre un quadrilatère à angles droits aussi vase que je le souhaite, qui joue le rôle d’une fenêtre ouverte, par où l’histoire puisse être perçue dans son ensemble. » Ibid., p30. Ajoutons qu’histoire est ici à prendre au sens de récit (en italien, il emploie le mot storia).

[15] Et à la suite : « Les corps sont parties de l’histoire représentée, le membre, partie du corps, la surface partie du membre. Par conséquent, les premiers éléments d’une œuvre sont les surfaces, parce que les membres sont faits de ces surfaces, les corps, de ces membres, et de ces corps est faite l’histoire représentée qui est le terme ultime et l’œuvre du peintre existant en soi à part entière. » Ibid., p.50.

[16] Rappelons à toutes fins utiles que les arts, c’est-à-dire les disciplines et les métiers, sont depuis la fin de l’Antiquité classé en deux familles : les arts libéraux, ceux de l’intellect, contenant les arts découlant des mathématiques et du logos et les arts mécaniques, ceux de la matière, contenant nos artisanats, la médecine, le droit, et donc aussi la peinture. Les arts libéraux sont bien entendu les plus valorisés, il faut attendre le discours préliminaire de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert pour voir un commencement de réhabilitation des arts mécaniques (nous sommes encore largement tributaires de ce mode de pensée aujourd’hui). Dans l’intervalle, toutes les disciplines ayant voulu obtenir une légitimité symbolique l’ont fait en cherchant à s’intégrer aux arts libéraux (c’est notamment le cas du droit à la fin du Moyen Âge). Sur ces questions voir : Édouard Pommier, Comment l'art devint l'Art dans l'Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 2007.

[17] Il y a dans ces propos une proximité avec les thèses de Clement Greenberg sur la peinture modernisme, peinture travaillée par un mouvement critique (au sens kantien du terme) qui la voit chercher ses propres limites de médium par ses propres moyens picturaux, ce qui aboutit à l’élimination progressive de tous ses aspects inessentiels (narration, ressemblance, profondeur, etc.) pour aboutir à une peinture pure, qui n’est rien d’autre que de la peinture, comme c’est la cas dans l’œuvre de Jackson Pollock dont Greenberg était un grand défenseur. Danto le cite à plusieurs reprises dans Ce qu’est l’art, et s’appuie sur ces conceptions (p.128 et suivantes). De Clément Greenberg sur ces questions, voir La Peinture Moderniste, paru en 1961 sous le titre Modernist painting dans the Arts Yearbook n°4, dont une traduction de Pascal Krajewski est disponible en ligne à cette adresse : http://journals.openedition.org/appareil/2302

[18] « Duchamp a découvert que l’art pouvait exister indépendamment de toute qualité esthétique, à une époque où tout le monde pensait, au contraire, que l’art ne se distinguait que par l’existence d’un plaisir esthétique » Arthur Danto, Ce qu’est l’art, p.170. Danto lui-même ne fait pas de rapprochement direct entre la figure de Duchamp et celle de Giotto, mais elle nous semble évidente puisque c’est à lui que sont dues « les premières tentatives d’imitation » Ibid., p.44. Près de mille sept cents ans après que Platon ait défini l’art comme imitation donc (voir supra, note 45).

[19] Il est amusant de noter que c’est donc par l’imitation parfaite, pourtant base théorique du paradigme précédent abandonnée parce que surpassée, que Warhol réussi ce tour de force…

[20] Définition à rapprocher également des conceptions que développe Vassily Kandinsky dans son ouvrage au titre éloquent : Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (Paris, Folio, coll. « Essais », 1988).

[21] Ibid., p.174.

[22] Ibid., p.175.

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10 mai 2018 4 10 /05 /mai /2018 23:06

Le seul type d’art visible dans l’Athènes de l’époque

 

Selon Arthur Danto, si Platon « définissait l’art comme une imitation », c’est parce que toutes les œuvres d’art auxquelles il avait accès étaient des imitations. Pour vérifier cette assertion, acceptons pour un temps d’adopter la manière de penser de Danto et de projeter notre conception actuelle de l’art sur l’Athènes du IVe siècle avant notre ère pour ensuite, de nouveau, aller chercher dans les écrits de Platon lui-même si parmi les « œuvres d’art » qu’il évoque ne se trouvent en effet que des imitations. Force est de constater que dans la majorité des cas, il n’est en effet question que de mimêsis. Toutefois, il est possible de trouver au moins deux exceptions.

La première se trouve dans Les Lois[1], au livre II (de 656c à 657a), et Platon n’y parle pas d’art grec, mais d’art égyptien. Voilà déjà un élément qui montre que Platon s’intéressait à plus de choses qu’aux seules productions athéniennes. Mais, plus frappante encore est la façon dont il décrit les œuvres faites par les Égyptiens :

 

« après en avoir défini la nature et les espèces, ils en ont exposé les modèles dans les temples, et ils ont défendu aux peintres et à tous ceux qui font des figures ou d'autres ouvrages semblables de rien innover en dehors de ces modèles et d'imaginer quoi que ce soit de contraire aux usages de leurs pères ; cela n'est permis ni pour les figures ni pour tout ce qui regarde la musique. »

 

Dans ces lignes, Platon parle bien, entre autres, d’art figuratif, et pour le louer d’ailleurs, et pourtant, il ne parle pas d’imitation. L’art égyptien sert en effet ici de contre-modèle à celui produit par ses contemporains. Fixé selon des règles strictes et durables[2], des schèmata, il n’a pas connu d’évolution vers l’imitation comme celle engendrée par Polyclète et ses épigones. Plus encore, il s’agit d’un art non-imitatif puisque dans sa production, il dépend avant tout de ces règles et non d’une adaptation à l’apparence des modèles. Au réalisme naturaliste des artistes grecs de son temps, Platon oppose le rigorisme conventionnel et éternel de la figuration égyptienne pour laquelle la recherche de ressemblance serait contraire aux impératifs rituels qu’elle doit remplir. Comme le dit François Dagognet : « L’art égyptien, au contraire, rigide, hiératique, ne rend que des stéréotypes, des figures toujours vues de profil et soumises à une arithmétique de proportions fixées à l’avance. Il exclut donc la perspective, le trompe-l’œil commun et toute similitude[3] ».

La seconde exception se trouve dans le Philèbe[4]. Parlant du plaisir que l’on peut prendre aux « belles couleurs, aux figures, à la plupart des odeurs et des sons », Platon fait dire à Socrate les choses suivantes :

 

« Quand je parle de la beauté des figures, je ne veux pas dire ce que la plupart des gens entendent sous ces mots, des êtres vivants par exemple, ou des peintures ; j’entends, dit l’argument, la ligne droite, le cercle, les figures planes et solides formées sur la ligne et le cercle au moyen des tours, des règles, des équerres, si tu me comprends. Car je soutiens que ces figures ne sont pas, comme les autres, belles sous quelque rapport, mais qu’elles sont toujours belles par elles-mêmes et de leur nature, qu’elles procurent certains plaisirs qui leur sont propres et n’ont rien de commun avec les plaisirs du chatouillement. J’ajoute qu’il y a des couleurs qui offrent des beautés et des plaisirs empreints du même caractère. »

 

Plaisir de la contemplation des formes géométriques donc, plaisir de la pureté des lignes[5] qui les rend belles absolument, en toute circonstance (de façon similaire à l’art égyptien). Certes, ces figures étant sensibles, le plaisir qu’elles procurent demeure « impur » au regard de celui d’une science totalement intelligible, mais il est nécessaire aux humains puisqu’il permet justement de renvoyer aux formes intelligibles depuis le sensible. Cette esthétique de la figure géométrique appartiendrait bien de nos jours à l’art. Toujours en conservant la manière de penser de Danto, comment ne pas penser en lisant ces lignes à certains pionniers de l’abstraction[6] comme Piet Mondrian (ses lignes orthogonales, ses couleurs pures) et Casimir Malevitch (ses carrés blanc ou noir sur fond blanc) ou à des contemporains de Danto lui-même comme Barnett Newman, Ad Reinhardt ou Franck Stella ou encore à un artiste conceptuel baignant dans les mathématiques comme Bernar Venet ?

Ceci étant dit, au-delà des seuls écrits platoniciens, il n’est pas difficile de trouver des formes d’art non-imitatives dans l’Athènes de Platon. En dehors de l’architecture, de la musique et du théâtre, qui ne font pas partie de ce que Danto appelle « art » dans ce texte (il se limite en effet quasi exclusivement aux arts visuels[7]), pourquoi ne pense-t-il pas, par exemple, aux frises ornementales constituées de clefs grecques, de méandres et de spirales, présentes tant sur les céramiques que sur les édifices architecturaux ? Afin de répondre, nous pouvons d’abord former l’hypothèse qu’Arthur Danto est tributaire des catégories conceptuelles du contexte culturel qui est le sien (les États-Unis de la deuxième moitié du XXe siècle), catégories qui l’empêchent, dans ce que nous pouvons appeler un réductionnisme occidentalo-centré, de considérer ces ornements comme faisant partie de l’ensemble « art » parce qu’ils appartiennent à ce que nous appellerions le design (malgré, ici aussi, leur ressemblance formelle avec des productions artistiques qui lui sont contemporaines). Nous pouvons cependant aller plus loin en nous attardant sur la manière dont Danto conçoit l’histoire de l’art et en cherchant dans sa philosophie même des facteurs d’explication.

 

[1] Platon, Les Lois (traduction par Émile Chambry), disponible en ligne à cette adresse :

 https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Lois_(trad._Chambry)

[2] « En visitant ces temples, tu y trouveras des peintures et des sculptures qui datent de dix mille ans (et ce n'est point là un chiffre approximatif, mais très exact), qui ne sont ni plus belles ni plus laides que celles que les artistes font aujourd'hui, mais qui procèdent du même art. » Idem

[3] François Dagognet, Philosophie de l’image, Paris, Vrin, 1989, p27. Sur la question du rapport de Platon à la figuration égyptienne, voir aussi les ouvrages d’Erwin Panofsky Idea (Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989) et L’œuvre d’art et ses significations (Paris, Folio, coll. « Essais », 2014).

[4] Platon, Philèbe (traduction par Émile Chambry), 51c, disponible en ligne à cette adresse :

 https://fr.wikisource.org/wiki/Phil%C3%A8be_(trad._Chambry)

[5] Comme, juste après, de la pureté des sons : « Je dis donc, pour en venir aux sons, qu’il y en a de coulants et de clairs, qui rendent une simple note pure, et qu’ils sont beaux, non point relativement, mais absolument, par eux-mêmes, ainsi que les plaisirs qui en sont une suite naturelle. » ou de celle des couleurs : « Ainsi donc, en disant qu’un peu de blanc pur est à la fois plus blanc, plus beau et plus vrai que beaucoup de blanc mélangé, nous n’avancerons rien que de très juste. » Idem.

[6] François Dagognet, avant de citer le même passage que nous, écrit immédiatement « art abstrait ». Op.cit. p.27

[7] « C’est au début du XXe siècle, et d’abord en France, que les arts visuels ont connu une véritable révolution. Ceux-ci – que, sauf mention contraire, je mentionnerai sous le terme d’art – s’étaient jusqu’alors consacrés à reproduire les apparences visuelles sur des supports variés. » Artur Danto, Ce qu’est l’art, p.15.

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10 mai 2018 4 10 /05 /mai /2018 23:03

Platon définissait l’art comme une imitation

 

Commençons par confronter l’affirmation de Danto aux textes platoniciens et cherchons ceux dans lesquels Platon, par l’intermédiaire de l’un de ses personnages, définit l’art comme imitation. La recherche sera extrêmement rapide, ou bien d’une longueur infinie si l’on persiste à vouloir trouver un passage de ce genre, puisqu’à aucun moment, dans aucun dialogue, Platon ne définit l’art. Ni dans la République[1], où pourtant de nombreux passages concernent la poésie ou la peinture, ni dans Ion[2], traitant pourtant de la source du talent des poètes, ni dans Le Sophiste[3], qui pourtant s’attarde longuement sur la sculpture, ni ailleurs. Plus encore, à aucun moment, il ne parle d’art, du moins au sens où nous l’entendons actuellement.

En effet, il ne se trouve pas chez Platon de concept d’art ou d’autre concept qui lui serait équivalent, c’est-à-dire qui regrouperait sous un même terme l’ensemble des productions ayant avant tout une dimension esthétique[4]. Il n’y en a pas non plus chez d’autres auteurs qui lui sont contemporains comme Aristote[5] ou Xénophon. Et pour cause, aucun concept de ce type n’existe dans cette culture, ou pour le dire avec les mots de Carole Talon-Hugon : « l’art au sens où nous entendons ce mot aujourd’hui ne correspond à aucune catégorie conceptuelle d’alors[6] ». Celles qui s’en approchent ont un sens :

- soit bien plus large, comme c’est le cas de τέχνη (tekhnê), concept très présent dans le corpus platonicien qui signifie « métier », « talent », « savoir-faire » et qui s’applique autant à la médecine, à la cuisine, à la politique, à la gymnastique, qu’à la sculpture ou à la peinture[7].

- soit bien plus restreint, comme μίμησις (mimêsis) qui signifie « imitation » et/ou « représentation »[8], terme qui ne contient pas des pratiques que nous appellerions art comme la performance, le ready-made ou l’expressionisme abstrait, et qui peut s’appliquer à des objets que nous ne considérons pas artistiques comme les reflets naturels ou dans un miroir (il pourrait cependant fort bien être utilisé pour les Boîtes Brillo).

Ainsi, ce que nous recouvrons par la catégorie « art » se trouve dans le cadre de la pensée grecque de l’Antiquité soit intégré à des ensembles plus grands, soit subdivisé par des ensembles plus petits ou différents.

Notons, au sujet de la mimêsis, que sa forte présence dans les dialogues écrits par Platon, et la constante critique qu’elle suscite[9], explique que Danto fasse de celle-ci le critère avec lequel Platon définirait l’art. Mais, signalons aussi, que, même en se limitant au seul corpus platonicien, il est aisé de constater que l’utilisation du concept de mimêsis par Platon dépasse largement la question de l’art puisque, non seulement, il l’applique à des phénomènes naturels comme les ombres et les reflets, mais aussi parce qu’il en fait un principe central de sa cosmologie lui permettant d’articuler les mondes intelligible et sensible et de mettre ceux-ci en relation[10]. L’enjeu n’est donc pas tant de condamner ce que nous appellerions de l’art que de fonder une ontologie apte à rendre compte des divers phénomènes qui constituent le monde.

Remarquons que tout ce que nous venons de dire n’empêche pas de nombreux chercheurs ou esthéticiens de faire usage de Platon dans leurs propres réflexions sur l’art, et même de faire remonter l’origine des théories de l’art à celui-ci, mais sans pour autant faire mine d’ignorer les difficultés que cela peut poser comme le fait Danto. C’est le cas par exemple de Jean Lacoste qui note au début de son « Que sais-je ? » intitulé La Philosophie de l’art que : « Si la philosophie de l’art commence avec Platon, elle commence, paradoxalement, par une condamnation des "beaux-arts" et de la poésie. […] Mais pour être précis il faudrait dire que les "beaux-arts" en tant que tels n’existent pas chez Platon. […] Il est pourtant possible, et même nécessaire, de partir de Platon, puisque la conception moderne de l’art, […], plonge ses racines dans la philosophie de Platon[11] ». De même, de nombreux cursus universitaires en art ou en philosophie commencent traditionnellement par l’étude de Platon et Aristote[12].

 

[1] Platon, La République (traduction par Georges Leroux), Paris, Flammarion, 2002.

[2] Platon, Ion (traduction par Monique Canto), Paris, Flammarion, 1989.

[3] Platon, Le Sophiste (traduction par Nestor-Luis Cordero), Paris, Flammarion, 2006.

[4] Nous restons volontairement vagues la question de la définition de l’art étant un débat ouvert en philosophie depuis près de deux siècles et étant loin d’être tranché. Si nous devions donner une définition précise, nous nous reporterions pour l’instant à celle que donne Roger Pouivet dans Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? (Paris, Vrin, 2007), pour lequel une œuvre d’art est « une substance artefactuelle dont le fonctionnement esthétique détermine la nature spécifique » (p.66). Ce n’est pas notre sujet de discuter ici la pertinence de cette définition, signalons simplement que si elle nous semble très solide, il lui manque tout de même une dimension sociale (même si celle-ci est implicite à la notion de fonctionnement).

[5] Qui pourtant traite de théâtre dans la Poétique (traduction de Michel Magnien), Paris, Le Livre de poche, 1990.

[6] Carole Talon-Hugon, L’Esthétique, deuxième édition, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2008. Étrangement, si Danto reconnaît l’absence d’« esthéticiens néolithiques » (voir supra note 10), la même réflexion ne lui est pas venue en ce qui concerne la Grèce antique, le poids symbolique de Platon, père mythifié de toute philosophie, l’en aura sans doute empêché.

[7] Voir par exemple le Gorgias (Paris, Librio, 2013) où Platon appelle tekhnê les domaines suivantes : rhétorique, justice, cuisine, médecine, cosmétique, gymnastique, sophistique, législation.

Il en va d’ailleurs de même à Rome d’où provient pourtant étymologiquement notre mot art : le latin ars a en effet un sens beaucoup plus vaste son lointain descendant et contient lui aussi un grand nombre d’activités que nous ne rangerions pas sous ce terme, ni même sous celui d’artisanat, comme la médecine, la politique, la stratégie militaire, la navigation, etc. En fait, les artes latins regroupent presque toutes les activités humaines, toutes les disciplines qu’il est possible d’apprendre et de transmettre, dont celles que nous appellerions aujourd’hui des sciences ou des techniques. Soit dit en passant, cette signification antique n’a pas totalement disparu de notre langue : lorsqu’on parle d’« ouvrage d’art » pour désigner les viaducs, les tunnels ou les ponts sur nos réseaux routiers, c’est bien d’ouvrages techniques dont il s’agit. De même, les écoles des « arts et métiers » ne forment pas des artistes, mais des ingénieurs. Enfin, toute chose peut être exécutée « avec art » ou « selon les règles de l’art » pourvue qu’elle suppose une dose de savoir-faire ou d’habileté.

Sur ces sujets, voir l’article « Art » sur le Vocabulaire Européen des Philosophies dirigé par Barbara Cassin (disponible en ligne ici : http://robert.bvdep.com/public/vep/Pages_HTML/ART.HTM) et l'article d’Élisabeth Gavoille, « Ars, étude sémantique et historique du mot latin jusqu'à l'époque cicéronienne » (disponible en ligne ici : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/vita_0042-7306_1997_num_148_1_996)

[8] Sur la difficulté de traduction de ce terme, voir l’article « Mimêsis » sur le Vocabulaire Européen des Philosophies dirigé par Barbara Cassin : http://robert.bvdep.com/public/vep/Pages_HTML/MIMESIS.HTM

[9] Comme état ontologiquement inférieur, presque non-être (République, livres 6, 7 et 10), comme illusion, déformation trompant les sens (République, livres 3, 7 et 10 ; Le Sophiste), comme vecteur de perversion morale (République, livre 10).

[10] Comme le montre l’exemple canonique des trois lits développé dans le livre 10 de la République.

[11] Jean Lacoste, La Philosophie de l’art, neuvième édition, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2008, p.5 et 6.

[12] L’auteur de ces lignes en à lui-même fait l’expérience lors des cours d’esthétique qu’il a suivi en première année de licence d’arts plastiques. Comme de juste, ils ont débuté par Platon et se sont poursuivis par Aristote.

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10 mai 2018 4 10 /05 /mai /2018 22:53

« Lorsque Platon définissait l’art comme une imitation, il est difficile de savoir si cela relevait d’une théorie ou d’une simple observation, puisqu’il s’appuyait sur le seul type d’art visible dans l’Athènes de l’époque[1] » C’est par cette phrase que commence Ce qu’est l’art, dernier ouvrage d’Arthur Danto publié l’année de son décès. Phrase simple, mais fortement problématique tant ces quelques mots contiennent ce que d’aucun appelleraient des erreurs, plutôt factuelles d’ailleurs, erreurs dont découle la difficulté éprouvée par Arthur Danto de préciser le statut de la supposée définition platonicienne de l’art (nous verrons plus loin qu’une fois ces erreurs corrigées, la difficulté n’existe plus).

Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet, commençons par présenter Arthur Danto et les grandes lignes de sa philosophie. Danto, né en 1924, décédé en 2013, est un philosophe et un critique d’art américain. Ses écrits, conjointement à ceux de ses contemporains Clement Greenberg et Nelson Goodman, ont eu un impact considérable sur les théories artistiques de la deuxième moitié du XXe siècle, et cela au-delà des seuls États-Unis[2]. Il a notamment fortement participé à faire d’Andy Warhol le symbole de la modernité artistique américaine avec son article fondateur « Le Monde de l’art[3] ».

Celui-ci est en effet entièrement structuré autour d’un exemple : les Boîtes Brillo d’Andy Warhol, répliques sur bois identiques aux boîtes de la marque de savon Brillo, œuvres d’art indiscernables sur le plan perceptif de leurs modèles[4]. D’où, la nécessité de produire une théorie de l’art qui permette de les distinguer[5], de discerner conceptuellement ce qui est indiscernable par les sens. « Voir quelque chose de l’art, écrit Arthur Danto dans son article, requiert quelque chose que l’œil ne peut apercevoir – une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art[6] » et plus loin d’ajouter après avoir parlé des Boîtes Brillo : « Ce n’aurait pas pu être de l’art il y a cinquante ans. De même, il n’aurait pas pu y avoir, toutes choses restant égales, d’assurance avion au Moyen Âge, ni d’effaceurs pour machine à écrire étrusque. Le monde doit être prêt pour certaines choses, pas moins le monde de l’art que le monde réel[7] ». La théorie que Danto produit pour rendre compte des Boîtes Brillo procède donc à une certaine historicisation : une chose ne peut être reconnue comme de l’art que si certaines conditions historiques sont remplies. Mais, cette historicisation a ses limites, les conditions historiques dont parle Danto, notamment dans le cas de l’art, ne sont pas les évolutions des structures sociales ou de la division du travail, par exemple. Il ajoute en effet juste après : « C’est le rôle des théories artistiques, de nos jours comme toujours, de rendre le monde de l’art, et l’art, possibles[8] ». Ce sont donc les théories artistiques qui sont premières et qui déterminent la réalité de l’art, nous comprenons pourquoi Ce qu’est l’art s’ouvre d’abord sur Platon, premier théoricien supposé de l’art. Cette soumission de la pratique artistique à sa théorie[9] semble pouvoir s’appliquer à toutes les époques[10] : sans théorie de l’art, pas d’art : « Ces choses ne seraient pas des œuvres d’art sans les théories et les histoires du monde de l’art[11] » Les déterminations qui jouent sur l’art et son évolution demeurent donc internes au monde de l’art, celui-ci étant pensé de façon autonome.

Appartenant au courant anglo-saxon de l’esthétique analytique[12], sa position au sein de celui-ci est cependant particulière puisqu’il fait régulièrement référence à ce que l’on a coutume d’appeler la « philosophie continentale » et notamment à Hegel, auquel il emprunte un certain nombre de conceptions comme celle de la fin de l’histoire, même s’il en fait un usage particulier comme nous le verrons. Arthur Danto élabore ainsi une pensée qui cherche à articuler essentialisme et historicisme[13], c’est-à-dire à maintenir l’idée qu’il existe des critères permettant définir l’art de façon intrinsèque[14], et de le distinguer d’autres pratiques, tout en tenant compte des évolutions historiques de ces critères qui, par leur variété, pourraient remettre en cause l’existence d’une définition universelle et éternelle. Dès à présent, il est aisé de comprendre l’intérêt de la philosophie hégélienne dans cette entreprise qui consiste à intégrer la dimension historique de l’art à sa définition, puisque Hegel est le premier à avoir tenté de tenir ensemble universel et développement historique[15]. Notons en passant qu’en faisant de son essentialisme le principe premier, Danto ne peut que soumettre l’histoire à celui-ci, ce qui, nous le verrons, est un facteur d’explication des erreurs dont nous allons parler.

Ce travail sera aussi l’occasion de voir que la pensée de Danto elle-même n’échappe pas aux déterminations engendrées par son contexte historique et culturel et que les problèmes que nous dégagerons de la première phrase de Ce qu’est l’art sont inhérents au positionnement philosophique de Danto et à sa situation historique : celle d’un théoricien de l’art américain de la seconde moitié du XXe siècle.

 

[1] Arthur Danto, Ce qu’est l’art (traduction par Séverine Weiss), Paris, post-édition et éditions questions théoriques, 2015 (publication originale en anglais sous le titre What Art is en 2014 par Yale University Press).

[2] Jean-Marie Schaeffer est ainsi le préfacier de La Transfiguration du banal – une philosophie de l’art (traduction par Claude Hary-Schaefer), Paris, Seuil, 1989.

[3] Artur Danto, « Le Monde de l’art » in Philosophie analytique et esthétique (textes réunis et traduits par Danielle Lories), Paris, Klincksieck, 2004 (publication originale sous le titre « The Artworld » en 1964).

[4] L’exposition de fac-similés de Brillo boxes a eu lieu en 1964 à la galerie Stable de New-York. Celles-ci, empilées et posées directement au sol à la manière de ce qui se passerait dans une réserve d’un magasin, laissent parfois à peine la place au visiteur de se déplacer. Signalons que l’apparence des boîtes Brillo originales est l’œuvre de James Harvey, une peintre expressionniste abstrait qui travaillait à l’occasion pour comme designer. L’expérience de cette exposition a été très marquante pour Danto qui lui consacre presque immédiatement son fameux article. Il lui fait ensuite très régulièrement référence, notamment dans Ce qu’est l’art (p.171 et suivantes) et dans La Transfiguration du banal, au point que, dans sa préface, Jean-Marie Schaeffer dit de cette exposition qu’elle a laissé Danto dans un « état d’intoxication philosophique persistant » (Op.cit. p.23).

[5] Arthur Danto aborde ici la question de la définition de l’art, question récurrente au sein de la philosophie analytique, notamment à partir de l’article « Le Rôle de la théorie en esthétique » (« The Role of Theory in Aesthetics », 1956) dans lequel Morris Weitz est le premier à pointer l’impossibilité de définir l’art par des propriétés nécessaires et suffisantes et à faire de son concept un concept ouvert à la manière de Wittgenstein, posant ainsi les bases sur lesquelles la philosophie analytique a ensuite traité cette question. La façon de Danto d’explorer ce problème hérite ainsi des questionnements de Weitz et possède quelques similarités avec celles, ultérieures, de Nelson Goodman dans « Quand y a-t-il art ? » (« When is art »,1978) et de George Dickie dans « Définir l’art » (« Defining art », 1969). Tous les trois font en effet reposer la définition de l’art sur des propriétés contextuelles extrinsèques à celui-ci : le premier, comme nous le verrons, sur l’existence d’une théorie de l’art, le second sur une manière de fonctionner esthétiquement, le troisième sur les institutions artistiques. Ce besoin de définir l’art par ce qui l’entoure est assez logique. Ces tentatives ont en effet commencé à une période où la variété des actualisations pratiques de l’art est devenue de plus en plus grande et où tout objet, même industriel ou naturel, s’est vu octroyer la possibilité d’être exposé comme œuvre d’art. Tout cela n’a pu que rendre difficile la tâche de trouver un ensemble de propriétés qui puisse correspondre à tous ces objets si différents.

[6] Arthur Danto, « Le Monde de l’art » in Philosophie analytique et esthétique, p.193.

[7] Ibid., p.195. La première publication de l’article dans le Journal of Philosophy ayant eu lieu en1964, les « cinquante ans » dont parle Danto nous ramènent nous ramène en 1914, soit l’époque des premiers ready-made de Marcel Duchamp, type d’œuvre qui rendent justement possible les Boîtes Brillo d’Andy Warhol.

[8] Idem.

[9] Celle-ci apparaît à son paroxysme dans l’art contemporain : « Le thème d’une grande partie de l’art contemporain n’est autre que le concept d’art lui-même. Par conséquent, sa signification ne peut être établie qu’en référence au champ discursif du monde de l’art, c’est-à-dire à l’ensemble des débats en cours au moment où l’œuvre est exposée » Arthur Danto, La Madone du futur (traduction par Claude-Hary Schaefer), Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2003, p.10.

[10] Jusqu’à celle de la préhistoire, cas limite pour lequel Danto use du conditionnel : « Je serais enclin à penser qu’il ne serait jamais venu à l’idée des peintres de Lascaux qu’ils étaient en train de produire de l’art sur ces murs. À moins qu’il n’y ait eu des esthéticiens néolithiques » Arthur Danto, « Le Monde de l’art » in Philosophie analytique et esthétique, p.195. Notons par ailleurs que le terme « esthétique » est ici pris dans un sens très hégélien comme signifiant « philosophie de l’art », et non dans le sens que Baumgarten ou Kant pouvaient donner à ce mot.

[11] Ibid., p.198.

[12] Pour se faire une idée des principaux textes de cette branche de la philosophie analytique, voir le recueil Philosophie analytique et esthétique qui contient notamment des textes de Nelson Goodman, Morris Weitz, George Dickie et Monroe Beardley. En France, ce courant est représenté entre autres par Roger Pouivet et Jean-Pierre Cometti. Arthur Danto lui-même voulait « établir […] une théorie analytique de l’art » Arthur Danto, La Transfiguration du banal – une philosophie de l’art, Op.cit., p. 25.

[13] Comme il l’explique lui-même dans L’Art contemporain et la clôture de l’Histoire (traduction Claude Hary-Schaefer), Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2000.

[14] « Pour moi, l’art est un concept fermé. Il doit bien exister quelques propriétés subsumantes expliquant pourquoi l’art, de quelque manière que ce soit, est universel. »  Arthur Danto, Ce qu’est l’art, Op.cit., p.12.

[15] Comme le fait Hegel dans l’ensemble de son œuvre et notamment pour ce qui nous concerne dans ses Cours d’esthétique.

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