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10 mai 2018 4 10 /05 /mai /2018 23:12

Le seul type d’art visible et théorisable dans le New-York de l’époque

 

Si Arthur Danto voit de l’art là où il n’y en a pas (notamment à l’époque de Platon), et n’en voit pas là où il y en a (les frises géométriques de la même époque), c’est parce qu’il ne peut voir que son art ; c’est ce qu’il entend par art qu’il trouve là où des productions sont suffisamment similaires à ses propres conceptions et qu’il ne trouve pas là où rien n’y correspond. C’est ainsi par projection que Danto fabrique ses théories. Et, pour être plus précis, ce que Danto projette, malgré toute la subtilité de son élaboration philosophie, ce ne sont jamais que les lieux communs, pour ne pas dire les clichés, de la vulgate ordinaire de son temps sur l’art ; Danto ne fait que reformuler les catégories d’usage en langage philosophique. Cela apparaît clairement lorsque l’on considère qu'il n’est pas capable de voir les frises géométriques de l’Antiquité comme de l’art, à cause sans doute de leur fonction ornementale, fonction à laquelle est censé échapper l’art tel qu’il est conçu habituellement, ou qu’à l’inverse, il considère les peintures et les sculptures athéniennes de l’Antiquité comme de l’art parce qu’il s’agit justement des pratiques qui dominent en grande partie l’art de la seconde moitié du XXe siècle (notamment les années comprises entre 1960 et 1990 où Danto élabore les grandes lignes de sa pensée).

Ce que ne voit pas Danto, ou ce qu’il refuse de voir, c’est que le concept d’art n’est pas universel ou invariable, mais qu’il est le produit d’une histoire et de conditions historiques particulières. Pour faire simple, le concept d’art tel qu’il est entendu à partir du XIXe siècle n’a pu naître qu’après une longue phase d’autonomisation qui a vu les artistes passer du statut de professionnels de leurs métiers au service des princes à celui d’artistes indépendants vendant leurs productions sur le marché des biens symboliques[1]. Ce n’est donc que dans la division du travail capitaliste que ce concept d’art peut exister. Ici se vérifient, mais au sujet des artistes, les propos de Friedrich Engels qui écrit dans son Ludwig Feuerbach que : « tout au long de cette période qui va de Descarts à Hegel et de Hobbes à Feuerbach, les philosophes n’ont nullement été, comme ils le croyaient, poussés en avant par la force de l’idée pure. Au contraire. Ce qui en réalité les a fait progresser, cela a surtout été le progrès formidable de la science de la nature et de l’industrie.[2] »

 

Allons plus loin. C’est comme reflet inversé du travail mécanisé et ouvrier que l’art se déploie : à la machine appliquant son programme de façon répétitive répond le génie inspiré et l’originalité des ses œuvres, à l’ouvrier déposséder des produits de son travail répond la figure symbolique de l’artiste propriétaire de son œuvre même une fois celle-ci vendue par l’attachement de celle-ci à son nom (et par la propriété intellectuelle juridique)[3]. Il faudrait développer cela bien davantage, mais cela dépasse les limites de ce travail et ce que nous venons d’expliquer suffit à voir que par ses théories, Artur Danto ne fait que rejouer, dans une forme philosophique, les catégories de pensée habituelles de son temps. En guise d’historicisme et d’essentialisme, c’est surtout un ethnocentrisme occidental inconscient de lui-même que développe Danto et paradoxalement celui-ci fait retour lorsqu’il entend s’en détacher le plus. Ainsi, ce passage ne poserait pas vraiment de problème sans sa dernière phrase : 

 

« Quand les gens disaient que ce n’était pas de l’art, cela voulait généralement dire que ce qu’ils avaient sous les yeux n’appartenait pas à l’histoire ouverte par Giotto. Cette histoire-là avait plus ou moins exclu du domaine de l’art quelques-unes des plus grandes pratiques artistiques – la peinture chinoise et japonaise constituant des exceptions malgré leur décalage avec l’évolution historique. Mais l’art polynésien, africain, et bien d’autres formes artistiques encore, n’entraient pas dans le cadre de l’acceptable […] À l’époque victorienne, les œuvres de ces traditions étaient nommées "primitives" […] et davantage étudiées par des anthropologues que par des historiens de l’art.

Et pourtant, c’était bel et bien de l’art[4] »

 

Alors qu’il vient de s’attaquer à l’ethnocentrisme de l’histoire de l’art des siècles passés, voilà que Danto impose sa catégorie d’art à un ensemble de réalités culturelles très diverses au sein desquels le concept d’art occidental n’a que peu de chance d’exister et donc d’être opératoire[5]. Son essentialisme lui masquant cette réalité, il se révèle ainsi, sans même s’en apercevoir, et alors même qu’il croit combattre une certaine vision occidentale de l’histoire de l’art, être un promoteur de la culture dominante de l’époque, celle des États-Unis d’Amérique, dans laquelle il pense voir l’universel parce qu’elle est la culture qu’il a intériorisée et qui filtre sa perception des choses. Sa théorisation du travail d’Andy Warhol apparaît ainsi comme la conséquence logique du déclin de Paris comme capitale de l’art au profit de New York et participe d’un mouvement intellectuel plus général aux États-Unis et dont l’importance serait à interroger au regard de l’établissement de ceux-ci comme superpuissance au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Danto, en théorisant, plutôt que de s’approcher de l’essence de l’art, en légitime une forme, celle qui domine le monde de l’art de son temps. Si effet de la théorie sur l’art il y a, il semble donc que ce ne soit pas de fixer les déterminations internes des recherches artistiques, mais de légitimer certaines d’entre elles plutôt que d’autres, celles qui correspondent au goût de ceux qui dominent le monde de l’art, et de ce fait d’écrire une histoire qui ne suit des principes abstraits que parce ceux-ci sont établis et appliqués a posteriori.

 

[1] Pour paraphraser le titre d’un article de Pierre Bourdieu dans lequel on peut lire : « Le processus de différenciation des domaines de l'activité humaine qui est corrélatif du développement du capitalisme et en particulier la constitution de systèmes de faits dotés d'une indépendance relative et régis par des lois propres, produisent des conditions favorables à la construction de théories "pures" (de l'économie, de la politique, du droit, de l'art, etc.) qui reproduisent des divisions sociales préexistantes dans l'abstraction initiale par laquelle elles se constituent. Tout incline à penser que, selon la même logique, la constitution de l'œuvre d'art comme marchandise et l'apparition, liée aux progrès de la division du travail, d'une catégorie nombreuse de producteurs de biens symboliques spécifiquement destinés au marché préparaient en quelque sorte le terrain à une théorie pure de l'art, c'est-à-dire de l'art en tant qu'art, en instaurant une dissociation entre l'art comme simple marchandise et l'art comme pure signification, produite par une intention purement symbolique et destinée à l'appropriation symbolique, c'est-à-dire à la délectation désintéressée, irréductible à la simple possession matérielle. À quoi s'ajoute que la rupture des liens de dépendance à l'égard d'un patron ou d'un mécène et, plus généralement, à l'égard des commandes directes qui est corrélative du développement d'un marché impersonnel, procure aux producteurs une liberté toute formelle dont ils ne peuvent manquer de découvrir qu'elle n'est que la condition de leur soumission aux lois du marché des biens symboliques » Pierre Bourdieu, « Le Marché des biens symboliques » in L'Année sociologique, Troisième série, Vol. 22 (1971), pp. 49-126. Disponible en ligne à l’adresse suivante : https://edisciplinas.usp.br/pluginfile.php/1130198/mod_resource/content/3/Bourdieu-Le_march%C3%A9_des_biens_symboliques.pdf

[2] Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et l’aboutissement de la philosophie classique allemande, Paris, Éditions science marxiste, coll. « Bibliothèque jeunes », 2014,  p.115.

[3] Frappant de constater qu’à l’absence de concept d’art dans la Grèce antique répond l’absence de concept de travail au sens actuel (et donc capitaliste) du terme, ce que constate Jean-Pierre Vernant dans « Travail et nature dans la Grèce ancienne » in Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspéro, 1965.

[4] C’est nous qui soulignons. Arthur Danto, Ce qu’est l’art, p.18.

[5] À ce titre, il faut se demander si l’usage du terme « art » ne devrait pas être banni dès lors que l’on parle de productions situées hors des deux derniers siècles et hors du champ culturel occidental, au moins dans un premier temps, par précaution, et si l’appellation « histoire de l’art » ne devrait pas laisser place à une autre.

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