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10 mai 2018 4 10 /05 /mai /2018 23:09

Théorie ou simple observation

 

Commençons par décrire rapidement la façon dont Arthur Danto conçoit l’histoire. Nous l’avons dit, sa pensée est influencée par la philosophie hégélienne, et cela se ressent[1]. En effet, l’histoire de l’art selon Danto est l’évolution d’un élément invariant : l’art existe toujours, mais ses manifestations et ses compréhensions théoriques, dont nous avons vu qu’elles déterminent selon lui la reconnaissance de pratiques comme artistiques, sont variables (nous retrouvons le mélange d’historicisme et d’essentialisme dont nous avons parlé en introduction). Ces conceptualisations se succèdent et constituent ce que nous pouvons appeler des paradigmes qui fixent une perfection à atteindre[2]. Une fois cette perfection atteinte, l’art arrive « à sa fin conçue en tant que détermination interne » ce qui ouvre une période « post-historique[3] » qui se caractérise à la fois par une soumission à cet aboutissement, celui-ci devenant la base de tout travail ultérieur, et une liberté totale des artistes à partir de lui qui se traduit par une période de grande variété des productions, jusqu’à ce que le paradigme soit discuté, s’épuise et se voit remplacé par un nouveau[4]. C’est ainsi que Danto procède à un retournement de l’idée hégélienne de « fin de l’art » pour en faire non pas la fin de son histoire, mais le début d’une période d’efflorescence se fondant sur cette fin[5].

Pour mieux comprendre, décrivons les deux paradigmes qui structurent l’histoire de l’art selon Danto. Le premier est celui de la « recherche de la perfection représentationnelle[6] ». Dans La Madone du futur, il court clairement de Giotto au modernisme, mais dans Ce qu’est l’art, il semble que son commencement soit Platon[7], ce qui pose de nombreux problèmes comme nous le verrons. L’apogée de cette recherche, sa fin, c’est la Renaissance italienne, et notamment Michel-Ange[8]. Celui-ci atteint la perfection de la représentation, et après lui « Tout ce qui reste à faire aux artistes, c’est d’affiner leur talent[9] ». L’histoire de l’art passe ainsi « de la recherche à l’application, de la poursuite de la vérité représentationnelle à des travaux exécutés à la lumière de cette vérité[10] ».

Avant d’évoquer le second paradigme, remarquons que faire de la ressemblance le principe déterminant les évolutions de l’art de Platon à l’époque moderniste n’est pas sans poser problème. Sans entrer dans les détails, ce qui demanderait un autre travail juste sur ce point,  que faire, dans ce paradigme des icônes byzantines ou des œuvres médiévales qui ne visent pas la ressemblance[11] ? Mais, même en se limitant à la Renaissance et en partant de Giotto[12], force est de constater que là aussi l’assertion pose problème. À l’appui de ses idées, Danto cite notamment Alberti pour en faire le défenseur d’une peinture cherchant la pure ressemblance et qui, dans son De Pictura, définirait la peinture comme suit : « il ne devait y avoir aucune différence, sur le plan visuel, entre regarder un tableau et regarder par la fenêtre ce que montrait le tableau ». Certes, Alberti fait bien de l’art pictural une recherche de ressemblance, faisant d’ailleurs de Narcisse le premier des peintres[13] et traitant dans toute la première partie du De Pictura de la perspective comme moyen d’atteindre celle-ci. Mais, rappelons que la fenêtre albertienne citée par Danto n’ouvre pas sur la réalité, mais sur l’histoire[14] et que « l’entreprise la plus haute du peintre, […], c’est l’histoire[15] », la ressemblance lui étant subordonnée et n’étant qu’un moyen de figurer celle-ci pour qu’elle soit capable de frapper l’esprit du spectateur. L’histoire est donc bien plus que la ressemblance le déterminant interne de l’art entre Giotto et le XIXe siècle. Et pour cause, l’enjeu des peintres de l’époque est de faire accéder leur pratique au statut d’art libéral et d’obtenir la reconnaissance qui accompagne celui-ci[16]. L’insistance d’Alberti sur le caractère géométrique de la peinture, via la perspective, et sur ses aspects narratifs et rhétoriques découle de cela. Dans ce contexte, impossible de réduire la peinture renaissante à une simple représentation du monde optique. Au contraire, il s’agit de montrer qu’elle est plus que cela, et la réussite de la ressemblance n’est au fond qu’une confirmation de l’exactitude des procédés techniques hautement intellectuels mis en œuvre par la perspective. Dans ce premier moment de l’histoire de l’art, Danto s’avère particulièrement réductionniste et peu soucieux d’être historiciste.

Quoi qu'il en soit, selon Danto, c’est le déclin de la ressemblance, sa remise en cause, qui fait débuter le modernisme. Cette nouvelle période, consciente que l’art ne peut être défini comme imitation, est aussi déterminée par l’abandon de l’esthétique au profit d’une recherche de l’essence de l’art[17]. Marcel Duchamp fait ainsi figure de Giotto de ce moment historique[18], ses ready-made ouvrant ce paradigme marqué par l’abandon de l’esthétique et de la représentation, son Michel-Ange, son point de perfection, étant bien entendu Andy Warhol avec ses Boîtes Brillo dont l’esthétique ne se distingue en rien de leur modèle industriel, créant ainsi la confusion et détruisant la possibilité de trouver un critère de définition de l’art[19]. C’est en effet au travers de cette œuvre que Danto parvient à sa définition définitive et universelle de l’art, celle qui rend compte de la période moderniste et de la précédente, et qui fait de l’œuvre d’art une signification incarnée, définition fortement teintée d’hégélianisme, Hegel définissant quant à lui l’art comme la manifestation de l’esprit dans le sensible[20]. Ainsi, ce qui distingue la boîte Brillo de James Harvey de la Boîte Brillo d’Andy Warhol, c’est que la seconde « parlait des images de la culture populaire » tandis que la première « faisait partie de la culture populaire » mais « ne parlait absolument pas de culture populaire[21] ». Pour expliciter son propos, Danto s’appuie de nouveau sur Hegel, sur sa distinction entre esprit objectif et esprit absolu : « Les boîtes de Harvey relèvent de l’esprit objectif des États-Unis aux alentours de 1960. De même que d’une certaine façon les boîtes de Warhol. Mais les boîtes de Warhol, qui parlent de l’esprit objectif, sont absolues : elles rendent l’esprit objectif conscient de lui-même[22] ». Et Danto, se montrant hégélien jusqu’au bout, inclut sa propre philosophie dans ce processus historique en devenant l’esprit absolu de l’esprit absolu donnant à l’art conscience de lui-même dans ce dépassement par la philosophie (Danto serait alors le Platon de son époque, même si, dans ce cas, c’est la pratique, de Duchamp et de Warhol, qui précède la théorie ; la chouette de Minerve prend son envol quand ça l’arrange).

Plutôt qu’hégélien, nous allons plutôt nous faire un peu marxistes à partir de maintenant remettre à l’endroit sa dialectique, et, puisque la réflexion de Danto commence des Boîtes Brillo et revient toujours à elle, nous terminerons par elles et nous procéderons à une historicisation rapide des conceptions de Danto, mais selon des procédés assez différents des siens.

 

[1] Celle-ci est le plus clairement développée dans La Madone du futur, où Danto va jusqu’à explorer le « futur historique » de l’art à partir des principes que nous détaillerons ci-après, mais elle est également présente dans Ce qu’est l’art, comme nous le verrons.

[2] Nous employons ici le terme mis en avant par Thomas Kuhn dans La Structure des révolutions scientifiques (Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2008), mais au fond la pensée de Danto rappellerait plus ici l’idée de « programmes de recherche » développée par Imre Lakatos dans Histoire et méthodologie des sciences : programme de recherche et reconstruction rationnelle (Paris, PUF, 1994), c’est-à-dire d’un noyau théorique dur, accepté par les acteurs, qui sert, jusqu’à son remplacement, de principe organisateur de la recherche, principe à la fois moteur et limitateur de celle-ci. Chez Danto, ce noyau théorique fixerait le cadre des recherches artistiques.

[3] Arthur Danto, La Madone du futur, p.560

[4] A la différence de Hegel, il y a donc chez Danto plusieurs fins de l’art et plusieurs périodes post-historiques.

[5] Retournement, mais qui reprend en partie la logique hégélienne puisque Hegel, dans son esthétique, dit bien qu’après avoir atteint sa fin, c’est-à-dire après avoir été dépassé par la religion et la philosophie quant à sa fonction de manifestation de l’Esprit dans le sensible, l’art atteint un stade où il ne peut plus évoluer, étant privé de principe moteur. Toutefois ce stade est aussi une sorte d’effloraison où les artistes sont libres, puisque dans celui-ci : « tout peut trouver place dans la représentation romantique, le grand et le petit, l’important et l’insignifiant, le moral, l’immoral et le mauvais, et plus l’art se sécularise pour ainsi dire, plus il s’enfonce dans le fini du monde. » Esthétique (traduction Samuel Jankélévitch), vol.2, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1979, p.349. Bien entendu, la liberté est ici plus totale, toute fin ayant disparu et celle-ci n’étant pas comme chez Danto un fondement pour une suite de l’histoire.

[6] Ibid., p.558.

[7] « L’imitation étant toujours d’une fidélité relative, la définition platonicienne de l’art a perduré un certain temps ; et il n’y a pas eu grand-chose à lui reprocher tant qu’elle a pu rendre compte de ce qui semblait être l’essence même de l’art. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Sur le plan historique, quelque chose s’est produit à l’avènement du modernisme… » Arthur Danto, Ce qu’est l’art, p.11.

[8] Au travers des propos de Vasari qui dans ses Vies des meilleurs peintres fait de celui-ci un être divin.

[9] Arthur Danto, La Madone du futur, p.558.

[10] Ibid., p.560. Sur la même page : « C’était parce qu’on avait plus besoin de lutter pour maîtriser l’usage de la perspective, du clair-obscur, du raccourci et d’autres techniques du même genre, qu’une telle variété devenait possible. Tout un chacun pouvait maîtriser et utiliser les techniques en question : leur apprentissage définissait le curriculum de l’atelier conçu comme école d’art. »

[11] La possibilité d’une image chrétienne s’établissant justement lors de la querelle des iconoclastes sur la nécessité que celle-ci ne vise pas la ressemblance (ce qui conduirait à l’idolâtrie). Voir à ce sujet, les arguments de Jean Damascène dans Contre ceux qui rejettent les images in Le Visage de l’invisible (traduction de Anne-Lise Darras-Worms, Paris, éditions Migne, 1994)

[12] Ce qui est le cas dans La Madone du futur, mais aussi en partie dans Ce qu’est l’art. Le reste de l’Antiquité et le Moyen-âge n’étant quasiment pas évoqué, cela a pour effet de donner l’impression que Platon, à mille sept cents ans d’écart, fixe le programme de l’art renaissant et qu’il y a continuité entre les idées du philosophe athénien et les pratiques artistiques durant toute cette longue période : « Platon avait suivi son petit bonhomme de chemin du VIe siècle av. J.-C. [sic] jusqu’à 1905-1907, quand sont apparus ce qu’on appelé le fauvisme et le cubisme. » Ibid., p.11. Arthur Danto serait-il un précurseur du récentisme ? À moins qu’il n’assimile le philosophe athénien aux néo-platoniciens de la Renaissance dont les conceptions, pourtant assez différentes, ont effectivement nourri les théorisations artistiques de l’époque ?

[13] « Cela étant, j’aime à dire en mon privé que l’inventeur de la peinture a été, pour parler comme les poètes, ce Narcisse qui fut métamorphosé en fleur : si la peinture est la fleur de tous les arts, alors la fable entière de Narcisse est parfaitement appropriée ; car peindre est-il autre chose qu’embrasser par les moyens de l’art la surface d’une nappe d’eau ? » Leon Battista Alberti, De Pictura (traduction de Danielle Sonnier), Paris, Allia, 2007, p.39.

[14] « D’abord, je trace sur la surface à peindre un quadrilatère à angles droits aussi vase que je le souhaite, qui joue le rôle d’une fenêtre ouverte, par où l’histoire puisse être perçue dans son ensemble. » Ibid., p30. Ajoutons qu’histoire est ici à prendre au sens de récit (en italien, il emploie le mot storia).

[15] Et à la suite : « Les corps sont parties de l’histoire représentée, le membre, partie du corps, la surface partie du membre. Par conséquent, les premiers éléments d’une œuvre sont les surfaces, parce que les membres sont faits de ces surfaces, les corps, de ces membres, et de ces corps est faite l’histoire représentée qui est le terme ultime et l’œuvre du peintre existant en soi à part entière. » Ibid., p.50.

[16] Rappelons à toutes fins utiles que les arts, c’est-à-dire les disciplines et les métiers, sont depuis la fin de l’Antiquité classé en deux familles : les arts libéraux, ceux de l’intellect, contenant les arts découlant des mathématiques et du logos et les arts mécaniques, ceux de la matière, contenant nos artisanats, la médecine, le droit, et donc aussi la peinture. Les arts libéraux sont bien entendu les plus valorisés, il faut attendre le discours préliminaire de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert pour voir un commencement de réhabilitation des arts mécaniques (nous sommes encore largement tributaires de ce mode de pensée aujourd’hui). Dans l’intervalle, toutes les disciplines ayant voulu obtenir une légitimité symbolique l’ont fait en cherchant à s’intégrer aux arts libéraux (c’est notamment le cas du droit à la fin du Moyen Âge). Sur ces questions voir : Édouard Pommier, Comment l'art devint l'Art dans l'Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 2007.

[17] Il y a dans ces propos une proximité avec les thèses de Clement Greenberg sur la peinture modernisme, peinture travaillée par un mouvement critique (au sens kantien du terme) qui la voit chercher ses propres limites de médium par ses propres moyens picturaux, ce qui aboutit à l’élimination progressive de tous ses aspects inessentiels (narration, ressemblance, profondeur, etc.) pour aboutir à une peinture pure, qui n’est rien d’autre que de la peinture, comme c’est la cas dans l’œuvre de Jackson Pollock dont Greenberg était un grand défenseur. Danto le cite à plusieurs reprises dans Ce qu’est l’art, et s’appuie sur ces conceptions (p.128 et suivantes). De Clément Greenberg sur ces questions, voir La Peinture Moderniste, paru en 1961 sous le titre Modernist painting dans the Arts Yearbook n°4, dont une traduction de Pascal Krajewski est disponible en ligne à cette adresse : http://journals.openedition.org/appareil/2302

[18] « Duchamp a découvert que l’art pouvait exister indépendamment de toute qualité esthétique, à une époque où tout le monde pensait, au contraire, que l’art ne se distinguait que par l’existence d’un plaisir esthétique » Arthur Danto, Ce qu’est l’art, p.170. Danto lui-même ne fait pas de rapprochement direct entre la figure de Duchamp et celle de Giotto, mais elle nous semble évidente puisque c’est à lui que sont dues « les premières tentatives d’imitation » Ibid., p.44. Près de mille sept cents ans après que Platon ait défini l’art comme imitation donc (voir supra, note 45).

[19] Il est amusant de noter que c’est donc par l’imitation parfaite, pourtant base théorique du paradigme précédent abandonnée parce que surpassée, que Warhol réussi ce tour de force…

[20] Définition à rapprocher également des conceptions que développe Vassily Kandinsky dans son ouvrage au titre éloquent : Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (Paris, Folio, coll. « Essais », 1988).

[21] Ibid., p.174.

[22] Ibid., p.175.

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