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10 mai 2018 4 10 /05 /mai /2018 23:06

Le seul type d’art visible dans l’Athènes de l’époque

 

Selon Arthur Danto, si Platon « définissait l’art comme une imitation », c’est parce que toutes les œuvres d’art auxquelles il avait accès étaient des imitations. Pour vérifier cette assertion, acceptons pour un temps d’adopter la manière de penser de Danto et de projeter notre conception actuelle de l’art sur l’Athènes du IVe siècle avant notre ère pour ensuite, de nouveau, aller chercher dans les écrits de Platon lui-même si parmi les « œuvres d’art » qu’il évoque ne se trouvent en effet que des imitations. Force est de constater que dans la majorité des cas, il n’est en effet question que de mimêsis. Toutefois, il est possible de trouver au moins deux exceptions.

La première se trouve dans Les Lois[1], au livre II (de 656c à 657a), et Platon n’y parle pas d’art grec, mais d’art égyptien. Voilà déjà un élément qui montre que Platon s’intéressait à plus de choses qu’aux seules productions athéniennes. Mais, plus frappante encore est la façon dont il décrit les œuvres faites par les Égyptiens :

 

« après en avoir défini la nature et les espèces, ils en ont exposé les modèles dans les temples, et ils ont défendu aux peintres et à tous ceux qui font des figures ou d'autres ouvrages semblables de rien innover en dehors de ces modèles et d'imaginer quoi que ce soit de contraire aux usages de leurs pères ; cela n'est permis ni pour les figures ni pour tout ce qui regarde la musique. »

 

Dans ces lignes, Platon parle bien, entre autres, d’art figuratif, et pour le louer d’ailleurs, et pourtant, il ne parle pas d’imitation. L’art égyptien sert en effet ici de contre-modèle à celui produit par ses contemporains. Fixé selon des règles strictes et durables[2], des schèmata, il n’a pas connu d’évolution vers l’imitation comme celle engendrée par Polyclète et ses épigones. Plus encore, il s’agit d’un art non-imitatif puisque dans sa production, il dépend avant tout de ces règles et non d’une adaptation à l’apparence des modèles. Au réalisme naturaliste des artistes grecs de son temps, Platon oppose le rigorisme conventionnel et éternel de la figuration égyptienne pour laquelle la recherche de ressemblance serait contraire aux impératifs rituels qu’elle doit remplir. Comme le dit François Dagognet : « L’art égyptien, au contraire, rigide, hiératique, ne rend que des stéréotypes, des figures toujours vues de profil et soumises à une arithmétique de proportions fixées à l’avance. Il exclut donc la perspective, le trompe-l’œil commun et toute similitude[3] ».

La seconde exception se trouve dans le Philèbe[4]. Parlant du plaisir que l’on peut prendre aux « belles couleurs, aux figures, à la plupart des odeurs et des sons », Platon fait dire à Socrate les choses suivantes :

 

« Quand je parle de la beauté des figures, je ne veux pas dire ce que la plupart des gens entendent sous ces mots, des êtres vivants par exemple, ou des peintures ; j’entends, dit l’argument, la ligne droite, le cercle, les figures planes et solides formées sur la ligne et le cercle au moyen des tours, des règles, des équerres, si tu me comprends. Car je soutiens que ces figures ne sont pas, comme les autres, belles sous quelque rapport, mais qu’elles sont toujours belles par elles-mêmes et de leur nature, qu’elles procurent certains plaisirs qui leur sont propres et n’ont rien de commun avec les plaisirs du chatouillement. J’ajoute qu’il y a des couleurs qui offrent des beautés et des plaisirs empreints du même caractère. »

 

Plaisir de la contemplation des formes géométriques donc, plaisir de la pureté des lignes[5] qui les rend belles absolument, en toute circonstance (de façon similaire à l’art égyptien). Certes, ces figures étant sensibles, le plaisir qu’elles procurent demeure « impur » au regard de celui d’une science totalement intelligible, mais il est nécessaire aux humains puisqu’il permet justement de renvoyer aux formes intelligibles depuis le sensible. Cette esthétique de la figure géométrique appartiendrait bien de nos jours à l’art. Toujours en conservant la manière de penser de Danto, comment ne pas penser en lisant ces lignes à certains pionniers de l’abstraction[6] comme Piet Mondrian (ses lignes orthogonales, ses couleurs pures) et Casimir Malevitch (ses carrés blanc ou noir sur fond blanc) ou à des contemporains de Danto lui-même comme Barnett Newman, Ad Reinhardt ou Franck Stella ou encore à un artiste conceptuel baignant dans les mathématiques comme Bernar Venet ?

Ceci étant dit, au-delà des seuls écrits platoniciens, il n’est pas difficile de trouver des formes d’art non-imitatives dans l’Athènes de Platon. En dehors de l’architecture, de la musique et du théâtre, qui ne font pas partie de ce que Danto appelle « art » dans ce texte (il se limite en effet quasi exclusivement aux arts visuels[7]), pourquoi ne pense-t-il pas, par exemple, aux frises ornementales constituées de clefs grecques, de méandres et de spirales, présentes tant sur les céramiques que sur les édifices architecturaux ? Afin de répondre, nous pouvons d’abord former l’hypothèse qu’Arthur Danto est tributaire des catégories conceptuelles du contexte culturel qui est le sien (les États-Unis de la deuxième moitié du XXe siècle), catégories qui l’empêchent, dans ce que nous pouvons appeler un réductionnisme occidentalo-centré, de considérer ces ornements comme faisant partie de l’ensemble « art » parce qu’ils appartiennent à ce que nous appellerions le design (malgré, ici aussi, leur ressemblance formelle avec des productions artistiques qui lui sont contemporaines). Nous pouvons cependant aller plus loin en nous attardant sur la manière dont Danto conçoit l’histoire de l’art et en cherchant dans sa philosophie même des facteurs d’explication.

 

[1] Platon, Les Lois (traduction par Émile Chambry), disponible en ligne à cette adresse :

 https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Lois_(trad._Chambry)

[2] « En visitant ces temples, tu y trouveras des peintures et des sculptures qui datent de dix mille ans (et ce n'est point là un chiffre approximatif, mais très exact), qui ne sont ni plus belles ni plus laides que celles que les artistes font aujourd'hui, mais qui procèdent du même art. » Idem

[3] François Dagognet, Philosophie de l’image, Paris, Vrin, 1989, p27. Sur la question du rapport de Platon à la figuration égyptienne, voir aussi les ouvrages d’Erwin Panofsky Idea (Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989) et L’œuvre d’art et ses significations (Paris, Folio, coll. « Essais », 2014).

[4] Platon, Philèbe (traduction par Émile Chambry), 51c, disponible en ligne à cette adresse :

 https://fr.wikisource.org/wiki/Phil%C3%A8be_(trad._Chambry)

[5] Comme, juste après, de la pureté des sons : « Je dis donc, pour en venir aux sons, qu’il y en a de coulants et de clairs, qui rendent une simple note pure, et qu’ils sont beaux, non point relativement, mais absolument, par eux-mêmes, ainsi que les plaisirs qui en sont une suite naturelle. » ou de celle des couleurs : « Ainsi donc, en disant qu’un peu de blanc pur est à la fois plus blanc, plus beau et plus vrai que beaucoup de blanc mélangé, nous n’avancerons rien que de très juste. » Idem.

[6] François Dagognet, avant de citer le même passage que nous, écrit immédiatement « art abstrait ». Op.cit. p.27

[7] « C’est au début du XXe siècle, et d’abord en France, que les arts visuels ont connu une véritable révolution. Ceux-ci – que, sauf mention contraire, je mentionnerai sous le terme d’art – s’étaient jusqu’alors consacrés à reproduire les apparences visuelles sur des supports variés. » Artur Danto, Ce qu’est l’art, p.15.

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