Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
24 novembre 2018 6 24 /11 /novembre /2018 21:22

L’œuvre comme perturbation

 

Dubuffet pense contre. Il peint contre. Il sculpte contre. Et pourtant, il fait partie de l’histoire de l’art, c’est-à-dire le sommet de la culture officielle. Il en a fait partie de son vivant, il y a même fait entrer l’art brut. Il n’a jamais réellement fui les musées qu’il critique pourtant acerbement. Si l’art anti-culturel est affaire de production et non de divulgation alors se pose la question suivante : pourquoi l’exposer ? Pourquoi l’art brut doit-il être soumis aux regardeurs ? Pourquoi Dubuffet lui-même a-t-il accepté tout au long de sa vie de voir ses œuvres, si l’on ose utiliser un terme aussi culturel, présentées dans les institutions les plus officielles ? Bien des réponses peuvent se présenter spontanément à l’esprit (nécessité pécuniaire, désir de reconnaissance tout de même présent, provocation, volonté de conserver des points d’accroche conventionnels pour le public, etc.), mais nous nous concentrerons sur une seule qui découle de notre parcours jusqu’ici.

En comparaison avec d’autres pratiques qui ont émergé dans les décennies d’après-guerre, celle de Dubuffet apparaît très conventionnelle. Il pratique surtout la peinture. La majeure partie de sa production est constituée de tableaux rectangulaires on ne peut plus classiques et de sculptures reprenant les traits stylistiques de certains de ses tableaux. Seules quelques-unes de ses productions rompent avec ces formes traditionnelles comme La Closerie Falbala, immense environnement sculptural s’étendant sur 1600 mètres carrés (une sorte de retraite conçue pour lui et qu’il n’a jamais rendue accessible au public de son vivant). Tout cela semble bien traditionnel au regard des happenings, performances et travaux in situ qui se mutliplient à la même époque. Les décennies d’après-guerre voient les artistes sortir de plus en plus des musées, les contester en travaillant hors d’eux, en confondant l’art et la vie[1] autant que possible ou bien en faisant entrer dans ses murs des objets quotidiens, naturels ou même des déchets. Dubuffet quant à lui reste au musée et y expose des peintures. Ce curieux respect des normes culturelles pourrait nous faire penser que sa rébellion n’est que de posture ou purement intellectuel.

Cependant, outre le fait que Dubuffet s’est voué à tracer son chemin de façon solitaire et n’a donc jamais du se sentir tenu de suivre des voies ouvertes par d’autres, nous pouvons faire l’hypothèse que celles-ci ne lui convenaient pas tout à fait. Peut-être ressentait-il une certaine défiance aux idées que « tout peut être art » où que « l’art peut être partout ». Certes, dans les deux cas, les limites conventionnelles sont brisées et la continuité semble rétablie, mais n’y a-t-il pas là, au lieu d’un desserrement de son étreinte, un risque d’étendre l’influence de la culture, avec ses logiques mortifères, à des domaines relativement épargnés par elle[2] ? Cela reviendrait alors à rendre le monde encore plus « enculturé ». Peut-être, Dubuffet entrevoit-il que les artistes de son temps jouent toujours sans le savoir selon les règles de l’art et ne font que prolonger les logiques institutionnelles hors des institutions. L’esthétisation du monde, l’art à l’état gazeux[3], serait alors le plus grand danger qui soit : une police de charme qui s’insinuerait partout et anesthésierait chacun dans toutes les dimensions de sa vie, à rebours de sa volonté de rendre actif le public.

Le fait de demeurer au musée s’expliquerait alors par une volonté de lutter avec la culture sur son propre terrain[4] et de faire de ses œuvres des instruments d’attaques contre la culture là où elle est le plus admise et peut-être de bousculer d’abord les férus d’art[5], tout en étant conscient des limites de cet exercice :

 

« Quant aux esthètes, j’y vois des hommes du commun qui se sont égarés et qui sont prêts à reprendre un chemin sain quand on leur indique. Même ceux qui s’y montrent d’abord rétifs. Je crois possible de les convaincre. J’ai cessé de m’opposer, comme j’avais pris position de le faire à l’origine, à ce que mes ouvrages, qui rejettent les normes culturelles, soient cependant présentés en des lieux comme les galeries et musées, dans mon désir de répandre mes vues et les faire partager, mes œuvres m’en paraissant être efficace véhicule. Reste que la présence dans des musées d’œuvres qui sont précisément porteuses de la contestation de ceux-ci m’a toujours moi-même un peu incommodé.[6] »

 

Le rejet des normes culturelles n’est pas visible dans les seules déformations opérées par Dubuffet dans sa manière de figurer. Leur proximité avec la caricature (dans une version particulièrement excessive) ou avec les distorsions employées par les peintres expressionnistes ne sont qu’un aspect du travail de perturbation des habitudes visuelles présent dans son art (Fig.1). Afin de contrer la vision simple et apparemment transparente que nous avons des choses et de leur représentation picturale, Dubuffet procède à diverses expérimentations destinées à bousculer l’impression d’évidence que donnent les signes peints, voire à mettre en doute leur statut de signe. Nous ne procéderons dans ce travail qu’à un survol, loin d’être exhaustif, des procédés qu’il emploie, notre but étant de montrer les liens entre la pensée de Dubuffet et sa pratique sans procéder à une analyse de détail qui dépasserait le cadre que nous avons fixé.

Le point central, mis en évidence par Damisch dans ses écrits, est sans aucun doute le travail de Dubuffet sur le rapport entre fond et forme. Traditionnellement, le fond sert de support aux formes posées sur lui, si l’on peut dire, mais Dubuffet par diverses opérations plastiques parvient à brouiller ce fonctionnement. Lorsque, par exemple, il grave directement dans ce fond (Fig.2), la forme devient une partie du fond et même concrètement le fond du fond qui apparaît et devient forme. De même, dans certains de ces tableaux, ce qui se lit comme des tracés ne sont en fait que des réserves ; les lignes qui détourent les formes sont issues d’un fond recouvert, et ce recouvrement qui sert de fond est en fait la couche de peinture se trouvant en surface (Fig.3[7]). Ce jeu d’inversion, de permutation entre eux des fonctions traditionnellement attribuées aux différents constituants de la peinture peuvent aller jusqu’à ce que l’on pourrait appeler leur dé-signification. Les signes, ou du moins ce qui fait figure a priori de signes, retrouvent ainsi une forme d’indétermination qui est celle que Dubuffet attribue, comme on l’a vu, à la matière. Il arrive ainsi dans certains tableaux de ne plus savoir si ce que l’on voit est une texture directement prélevée du réel[8], une imitation de l’une d’elles ou une production matiériste improvisée qui par le hasard s’approcherait de son potentiel équivalent dans le réel ou comme le dit Damisch : « le tableau ne donnant alors rien d’autre à voir que ce qu’on serait tenté de regarder comme un fond[9] » (Fig.4). Signalons à ce propos que les tableaux de Dubuffet qui l’on aurait spontanément tendance à nommer « abstraits » devraient bien plutôt être appelés « concrets »[10].

 Parfois, les signes sont aussi vidés de leur signification par leur répétition en très grand nombre et leur accolement (Fig.5). Se brouillant les uns les autres, ne formant plus un réseau qui leur permettrait de s’informer entre eux[11] , ils perdent leur caractère de signe figuratif pour devenir motifs. Mais, même cette dénomination est impropre puisque leur répétition n’obéit pas une structure d’ensemble prévue d’avance, mais semble organiquement improvisée[12], chaque motif prenant place par rapport aux précédents, contre eux, sans que cet ordre soit encore accessible au spectateur. Celui-ci fait alors face à un chaos de signes confus, de motifs juxtaposés débordant toute potentielle interprétation par avance, obligeant celle-ci à se réaligner au fur et à mesure des errances du regard, d’autant plus quand le format est grand ou que les limites du cadre sont elles-mêmes débordées. C’est aussi le cas dans ses Mires (Fig.6) qu’il décrit ainsi lui-même :

 

« Elles prétendent figurer (ou plutôt disons évoquer), dans une forme abrégée, synthétique, le monde qui nous environne et dont nous faisons partie. Mais ce monde y est regardé dans une optique inaccoutumée. Une optique dans laquelle n’apparaissent plus des choses (celles qui ont un nom) mais seulement des faits ou, pour mieux dire, des mouvements, des tumultueux transits au sein d’un continuum qui ne comporte pas de vides. C’est qu’y est récusée en sa totalité la vision humaniste qui régit notre vie quotidienne et dans laquelle le monde se voit interpréter et analysé pour devenir accessibles aux besoins pratiques de l’homme et de la pensée.[13] »

 

Dans une logique proche, Dubuffet a aussi procédé à une forme de recyclage de ses propres œuvres précédentes, parce qu’inachevées, en assemblant entre eux des morceaux de certaines d’entre elles (Fig.7). L’entrechoquement des codes figuratifs divers ainsi produit contribue lui aussi à perturber les habitudes de vision du visiteur de musée.

Ce (trop) rapide survol nous permet ainsi de comprendre que la pratique picturale de Dubuffet est en cohérence avec les idées qu’il défend et s’emploie à contester à travers elle, même si ce n’est sur des points somme toute modestes, le regard culturellement conditionné qu’il critique dans ses écrits. Il l’exprime d’ailleurs très clairement : « Si une peinture ne provoque pas, pour qui la voit, un renouvellement de sa vue habituelle des choses, elle m’apparaît non avenue.[14] » L’objectif est dans les deux cas de perturber les habitudes induites par la culture et de faire tendre vers une épochè radicale, une suspension du jugement, c’est-à-dire une suspension de la catégorisation de nos perceptions selon les normes de la culture, afin de pouvoir ensuite opérer des déplacements de celles-ci et de s’en libérer un peu.

 

[1] Pour reprendre le titre du fameux livre d’Alan Kaprow.

[2] Relativement, car, comme on l’a vu, la culture est toujours partout présente, mais le musée est un de ses lieux privilégiés, là où elle est la plus forte.

[3] Pour reprendre le titre du livre d’Yves Michaud.

[4] L’historien d’art Hubert Damisch, ami et correspondant de Dubuffet, émet également des doutes sur ce point, tout en restant nuancé : « L’alibi qu’il se donnait, d’espérer, contre toute attente et contre toute raison, que la publicité ainsi faite aux vues qui étaient les siennes finirait par se retourner contre l’institution publicitaire elle-même, ne m’a jamais par très convaincant. Mais je préfère, et de loin, ce choix somme toute provisoire ( comme pouvait l’être la morale de Descartes, à l’heure du doute méthodique) à l’exhibitionnisme de ceux qui procèdent, à l’intérieur même de l’institution, à des installations ou des performances qui prétendent mettre en évidence son fonctionnement et le battre en brèche, toutes opérations qui n’ont en définitive sens qu’au regard du lieu où elles prennent place, et qui en fait la raison d’être. » Entrée en matière, Paris, JRP Ringier, 2016, p.30.

[5] Lire aussi Hubert Damisch : « l’attaque dirigée à l’origine par Dubuffet contre ce qu’il qualifiait un peu rapidement d’"art des intellectuels" ayant en définitive pour vertu d’éveiller rétrospectivement son lecteur à la conscience de ses propres appartenances, et jusqu’à ébranler les certitudes que tout un chacun peut entretenir touchant le rapport qui le lie (dans tous les sens du mot) à la culture, "populaire" ou non » Ibid., p.28.

[6] Bâtons rompus, p.60.

[7] Évidemment, la reproduction photographique ne rend pas ces effets qu’Hubert Damisch a décrits dans Dubuffet, un mémoire : « L’analyse imposerait ici des fonctions assignées au dans les Terres radieuses et les productions qui relèvent de la même veine réflexive : la subversion du contour y est menée à son terme, et jusqu’à son point de conversion, le trait n’ayant plus pour fonction de définir les figures, de les détourer du fond, mais – par un mouvement qui est l’exact équivalent, dans l’ordre plastique, de celui par lequel le peintre choisit de s’absenter symboliquement de la scène de l’art pour, comme je l’ai dit, l’intérioriser – de faire accéder le fond au statut de figure, tandis que les figures, dans l’acception traditionnelle du mot, apparaissent comme de simples accidents de lecture dans la continuité d’un texte qui obéit à un autre découpage ». in Ibid., p.44.

[8] Même s’il l’a envisagé, il n’est néanmoins jamais allé jusque-là : « Vers 1959 et dans a lancée de mes Matériologies, j’étais si excité par le sol des chemins et chaussées que j’avais le projet d’en découper des morceaux au marteau-piqueur pour les accrocher encadrés à mon mur. Ce projet m’a effrayé. Il impliquait renoncement à la création, celle-ci faisant alors place à la contemplation extasiée du monde physique que pratique le lama. C’était une démission. J’ai eu à batailler contre cette tentation qui m’aurait conduit à une passivité se situant à l’opposé de tout ce que j’avais poursuivi jusqu’alors. » Bâtons rompus, p.16.

[9] Hubert Damsich, Op.cit., p.39.

[10] Au lieu d’abstractions, osons dire qu’il s’agit de concrétions.

[11] Sur importance du contexte dans la réception des signes picturaux, voir Ernst H. Gombrich, L’Art et l’illusion, Psychologie de la représentation picturale, Paris, Phaidon, 2002.

[12] Ces productions rappellent les dessins automatiques d’André Masson mais transposés à une grande échelle.

[13] Bâtons rompus, p.90. Comment ne pas penser aux conceptions bergsoniennes de l’art développées dans Le Rire : « Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. C’est d’un malentendu sur ce point qu’est né le débat entre le réalisme et l’idéalisme dans l’art. L’art n’est sûrement qu’une vision plus directe de la réalité. Mais cette pureté de perception implique une rupture avec la convention utile, un désintéressement inné et spécialement localisé du sens ou de la conscience, enfin une certaine immatérialité de vie, qui est ce qu’on a toujours appelé de l’idéalisme. De sorte qu’on pourrait dire, sans jouer aucunement sur le sens des mots, que le réalisme est dans l’œuvre quand l’idéalisme est dans l’âme, et que c’est à force d’idéalité seulement qu’on reprend contact avec la réalité. » Op.cit.

[14] Bâtons rompus, p.12.

Partager cet article
Repost0

commentaires