Un espace (des)uni
Comme le temps, l’espace de 3" semble d’abord marqué du sceau de la continuité. À l’unité de temps s’ajoute donc une unité de lieu, celui traversé par le rayon de lumière, celui sillonné en tout sens, reflet après reflet, par le point de vue unique qui structure l’album et la vidéo. Dans les deux cas, cette continuité se produit par engendrement ; chaque nouvel espace est contenu par le précédent, chaque lieu contient en lui le suivant. Ainsi, l’espace est comme le miroir de sa temporalité : l’espace dans la réception est unifié et linéaire, l’espace diégétique est quant à lui fragmenté et multiple.
3" est structuré comme une panoplie de poupées russes, chacune d’entre elles s’accolant à la précédente en une plongée vertigineuse vers la clarté. Tout commence en effet dans l’obscurité, dans le noir le plus total, un chaos originel obscur, avant, bien sûr, que la lumière ne soit. Car suite à ce néant apparait un point qui grandit jusqu’à envahir le cadre, point qui se transmute en un petit univers que l’on va ensuite parcourir. C’est donc à un big bang en miniature que l’on assiste et celui-ci se poursuit, comme son modèle, jusqu’à l’infini. Le voyage qui commence ne se termine effectivement pas vraiment, puisque 3" s’achève entre deux miroirs qui, se reflétant l’un l’autre, conduisent le lecteur/spectateur dans un abyme de lumière.
De la nuit au jour, de l’obscurité à la clarté, trajectoire symbolique du caractère révélateur de la lumière dans ce récit. Au début, le lecteur ne sait rien et ne comprend pas la situation – pourquoi ce coup de feu ? – et puis peu à peu, en cherchant des réponses, la lumière se fait. Lumière et connaissance sont ici associées, comme il est de coutume, mais l’abyme final a une autre fonction. C’est lui qui invite le lecteur ou le spectateur à faire machine arrière : cet enfermement dans les reflets nous signifie en effet qu’à partir de ce point il n’y aura plus de nouvelles informations, que nous sommes au bout de ce labyrinthe rectiligne.
C’est là en effet le paradoxe de ce dispositif qui est à la fois linéaire, comme un travelling de cinéma, et morcelé, par des rebonds multiples sur des surfaces réfléchissantes. Ce paradoxe nous l’avons vu est visible tant sur le plan temporel que spatial, chacune des deux données étant en même temps unifiée et divisée. Ce paradoxe est la conséquence de ce choix du point de vue particulier, lui-même paradoxal.
En effet Marc-Antoine Mathieu a choisi comme contrainte de figurer par le point de vue de ce qui permet habituellement la figuration. Nous voyons à la place de ce qui ne peut pas voir, étant la cause de la vision et non la vision elle-même. Nous adoptons donc le regard de ce qui devrait être regardé. Qui plus est, ce point de vue a ceci de particulier, comme nous l’avons vu, d’être unique et multiple à la fois. En sillonnant l’espace à la vitesse de la lumière, et en arrêtant le temps devant lui, il est au même moment en chaque point, il accède à toutes les informations. Plus encore, sa trajectoire, dépendante des multiples reflets qui sont autant d’accidents fortuits, devrait pour cette raison être hasardeuse, mais ne l’est pourtant pas puisque notre rayon va inévitablement vers ce qui est important, vers ce qu’il faut savoir pour éclairer la situation. Ce rayon de lumière semble donc, de manière très leibnizienne, choisir le meilleur des parcours possibles, allant systématiquement vers les indices nécessaires, sans s’égarer sur des détails insignifiants. Nous avons donc ici affaire à un point de vue quasiment omniscient, un regard divin et lumineux sur les événements.
Ce point de vue est donc objectif, dans le sens où il est neutre, impartial et complet. Il faut aussi signaler qu’il ne fait preuve d’aucun jugement, d’aucune emphase particulière. Cette impression d’une observation clinique et d’une froideur émotionnelle est amplifiée par la mise en page, par l’équilibre symétrique et répétitif de ce quadrillage de cases identiques. Chaque page de l’album est un carré qui contient d’autres carrés de mêmes dimensions disposés selon une grille de trois cases sur trois. Une fixité de la dimension des cases qui entraine donc un rythme régulier de lecture, sans rupture qui puisse mettre en avant un élément plus qu’un autre, rythme que l’on retrouve dans l’animation sous forme de zoom continu.
Ainsi, si le rayon de lumière est omniscient et montre tout ce qu’il faut savoir, il n’indique en même temps rien, ne met en exergue aucune information par rapport aux autres. Tous les indices sont présentés sur le même plan. Comme lecteur ou comme spectateur, nous avons donc tout vu, mais rien compris. Cela est tout à fait normal. Nous, nous ne sommes pas omniscients. Notre observation linéaire se révélant peu performante, il nous faut donc changer notre mode d’interaction avec ces objets : il nous faut revoir, parcourir de nouveau ces images, mais cette fois, nous l’avons déjà dit, en nous échappant du temps linéaire habituel. Le rôle du lecteur/spectateur change.