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24 novembre 2018 6 24 /11 /novembre /2018 21:10

Penser contre la culture

 

Comme nous l’avons déjà dit, la pensée de Jean Dubuffet ne se développe pas de façon continue. Elle ne s’organise pas en une séquence de déductions logiques qui viseraient à produire un système cohérent, mais en une suite de réactions attaquant successivement la caste possédante, les institutions muséales, le langage, l’intelligence, les hiérarchies en art, etc. Jean Dubuffet pense contre. Et en premier lieu, il pense contre la culture. C’est elle sa cible principale, comme en témoigne d’ailleurs le titre de son ouvrage théorique le plus synthétique, Asphyxiante culture, titre qui nous donne d’ailleurs une première information sur ce que celle-ci représente pour lui. À la fin de cet ouvrage, il définit la culture comme suit[1] :

 

« Définition de la culture : elle est un registre formé : 1°) de localisations choisies arbitrairement dans le continuum des choses offertes à notre regard (objets ou faits ; noms ou verbes ; notre distinction entre objets et faits, entre noms et verbes, est déjà arbitraire, déjà falsificatrice, déjà fort culturelle) et 2°) d’un certain nombre de rapports liant les uns aux autres certains des points ainsi localisés. Rapports eux-mêmes choisis parmi ceux en nombre infini qui auraient aussi bon titre à prendre place dans la nomenclature.[2] »

 

C’est ainsi d’abord comme un « registre », une « nomenclature » que la culture nous est décrite. Celle-ci, dans l’économie conceptuelle de Dubuffet, est opposée à un réel décrit comme continu : « L’univers est continu et procède en tous points d’une même farine.[3] » En catégorisant le réel, la culture segmente celui-ci. Ce premier point permet déjà de mieux comprendre ce qu’il peut y avoir d’asphyxiant dans la culture : en fixant des catégories qui s’imposent à nos perceptions, elle opère toute une série de restrictions, nous conduisant à voir certaines choses et non d’autres. Ces restrictions fonctionnent comme une sélection a priori de ce qui dans le réel peut être perçu et donc pensé[4]. La culture modèle ainsi notre appréhension du monde autant que notre compréhension de lui. Jean Dubuffet retrouve ici les conclusions de la sociologie quant à la notion de catégories, ces « lunettes » dont parle Pierre Bourdieu[5], lunettes qui sont aussi des œillères. Sans doute est-ce d’ailleurs là autant un problème pour Dubuffet et sa négativité que la culture fasse voir certaines choses et qu’elle en masque une infinité d’autres. Nous trouvons des propos similaires dans Bâton rompus qui permettront de préciser un peu les choses. Tandis qu’on lui demande ce qu’il entend par le terme d’« optique »[6] et s’il entend par là une « vision du monde », Dubuffet répond :

 

« C’est la grille pour le regarder. Le regard que nous portons sur toute chose – tant sur les spectacles offerts à nos yeux qu’en toutes nos humeurs et jugements – s’exerce au travers d’une grille ; c’est celle du conditionnement qui nous a été dès la première enfance insufflé. On ne peut concevoir de regard sans une grille ; j’entends par là un appareil de clefs et références délivrant interprétation. Il n’est pas de regard sans un système d’interprétation ; regarder est interpréter. C’est de nouvelles grilles que je suis en quête, et je les voudrais très différentes.[7] »

 

La métaphore de la grille est à elle seule éloquente, elle signifie nettement l’enfermement. D’autant que celle-ci est imposée sans consentement, avant même que celui-ci ne soit possible, lors de l’enfance. Pour Dubuffet, la culture ne se sépare pas de nos perceptions ordinaires, elle n’est pas un supplément qui s’ajouterait à celles-ci, les compléterait ou les contredirait. À rebours des discours opposant culture et ignorance, Dubuffet affirme le caractère continu de la culture ; le regard le plus naïf comme le plus cultivé sont tout autant imprégnés de culture : « L’homme sans culture – intégralement asocial donc –, il est bien entendu qu’il n’existe pas. C’est une vue de l’esprit.[8] » C’est pourquoi il écrit également qu’il ne faut pas parler de culture, mais « d’enculturation[9] », terme qui fait davantage sentir que la culture agit sur les individus, entre en eux et les conditionne. Il n’y a pas d’innocence du regard. Regarder, c’est déjà interpréter selon les modalités fixées par avance par la culture.

Cette « enculturation » ne consiste pas en une simple catégorisation. Le deuxième point de la définition donnée par Dubuffet indique aussi qu’elle détermine, et restreint, les rapports entre les éléments de cette « nomenclature »[10]. Un exemple de ces rapports induits par la culture peut être trouvé dans ses Notes pour les fins lettrés :

 

« De la peinture soi-disant artistique (qui revendique le droit exclusif à ce titre) à celle qui se dit plus modérément en bâtiment, ou de décor, nul commerce. Elles ne se connaissent plus, ne se saluent pas même. Voilà qui n’est pas bon. Quoi ! ces hommes besognent tous les deux à longueur de leur vie les mêmes couleurs, les épaississent, les fluidifient, les essayent de toutes les manières, et ne prennent l’un auprès de l’autre aucune information ? Se peut-il qu’ils ne se rencontrent pas ?[11] »

 

Là où il n’y a qu’une seule et même pratique sur le plan matériel (usage de matériaux, de liants, de solvants, de pigments, actions pour les mélanger, les appliquer, etc.), la culture produit deux catégories séparées, et détermine leurs rapports, ou plutôt ici leur absence de rapports. Ainsi, la culture est-elle chez Dubuffet au mieux « un médiateur de fortune – misérable médiateur, déformant médiateur[12] » au pire une négation de la réalité concrète, d’où le terme de falsification[13] ou de norme culturelle qu’il emploie souvent à son sujet ou le fait qu’il insiste sur le fait qu’il : « ne faudrait pas faire de confusion entre la réalité objective et l’aspect restreint, arbitraire, qu’une convention collective a choisi de donner à celle-ci[14] ». Les catégories de la culture apparaissent ainsi comme des sortes d’universaux, tels que les décrivent Joseph Dietzgen[15] ou Henri Bergson[16], par exemple, c’est-à-dire déjà des abstractions, mais ces universaux, tels que les conçoit Dubuffet, n’ont rien de neutre, ils ne sont pas le simple produit d’une généralisation à partir de traits matériels communs (l’exemple des peintres le montre), mais sont au contraire arbitraires, tellement détachés des choses qu’ils sont censés décrire qu’ils en viennent à les occulter. Ce faisant, ils figent des réalités infiniment diverses en une interprétation réductrice et mensongère. Ainsi la catégorie « NOIR », quelques pages plus loin, catégorie qui peut sembler anodine (une simple couleur), mais que critique pourtant vivement Dubuffet :

 

« Un satin noir, un drap noir, une tâche d’encre noire sur du papier, un cirage noir sur des chaussures, la suie noire d’une cheminée, le goudron et tout ce qui est noir est injustement identifié dans le qualificatif NOIR. Noir est une abstraction ; il n’y a pas de noir ; il y a des matières noires, mais diversement car il y a des questions d’éclat, mat ou luisant, de poli, de rugueux, fin, etc., qui ont une grande importance. […] C’est au point que mon tableau pourrait bien être peint avec seulement du noir (pas du noir et du blanc, rien que du noir) – mais diversifié et appliqué de mille façons appropriées – sans y perdre grand-chose[17] »

 

La culture éloigne du réel et lui substitue une fiction simplificatrice qui nous aveugle, d’autant plus qu’elle se fait oublier[18] ; le multiple s’y trouve uniformisé dans un idéalisme formel et réducteur. Attribuant des « localisations » et constituant des « rapports » entre celles-ci, la culture fonctionne comme une structure piège à laquelle il semble difficile d’échapper. Nous avons déjà vu que Dubuffet reproche à des « esprits petits-frondeurs » de ne contester que des « étages » de la culture et non sa totalité. Dans sa correspondance avec Witold Gombrowicz, débattant justement de la possibilité pour un individu de sortir de la culture, il admet lui-même que combattre celle-ci est une tâche très ardue qui n’est pas seulement affaire de volonté :

 

« c’est bien là, c’est vrai, mon tourment, de vouloir si fort me déconditionner et d’avoir tant de peine à le faire, d’être constamment à ce sujet en lutte avec moi-même.[19] »

 

Pour signifier l’enfermement qu’engendre la culture, Dubuffet recourt à plusieurs métaphores évoquant semblablement des accumulations de couches superposées (nous avons déjà rencontré celle des « étages »). Il en utilise deux dans ses lettres à Witold Gombrowicz : celle de l’aubier[20] et celle de l’artichaut, l’une que l’on peut qualifier d’optimiste, l’autre de pessimiste. Toutes les deux insistent sur le fait que l’individu se construit par l’accumulation au fil de sa vie de « couches » de culture. Dans la première, les cercles concentriques du sureau se durcissent, la culture la plus anciennement inculquée fait ainsi figure de fossile sans vie au cœur de l’individu[21]. Aussi conclut-il qu’il :

 

« faut faire grande différence, dans ce bois culturel, entre ce qui procède du vieil axe durci ou des nouvelles couches tendres. Il y a tous les degrés, tous degrés, je veux dire, de profondeur, tous niveaux, dans le culturel. […] il y a question de plus ou de moins ; il y a question du niveau de cette culture auquel l’emprunt est fait, celui du vieux bois dur ou celui de l’aubier.[22] »

 

L’« aubier » semble donc permettre d’échapper, au moins un peu, à la culture et nous montre qu’au cœur de l’individu, celle-ci est un processus dynamique. En fait, il semble possible de distinguer, chez Dubuffet, deux acceptions du terme « culture », l’une désignant la culture collective, l’autre au niveau des individus ; la première s’impose à la seconde et s’incorpore à elle avant de s’y fossiliser. Dans l’individu, la culture est donc plus ou moins incrustée, et c’est en cela même que la lutte contre elle demeure possible, tout est affaire de gradation :

 

« Mais pensez bien à mon aubier. Plus ou Moins conventionnel ; conventionnel à des niveaux différents. Gardons-nous d’effacer les distinctions entre ce qui procède plus du conventionnel, et ce qui procède du moins. D’un conventionnel qui sera suivant le cas plus ou moins de la chair tendre ou du vieil os. De chair immédiatement, passivement, empruntée, ou bien de sécrétion personnelle à partir du vieil os.[23] »

 

D’un côté se trouve donc la norme sociale, de l’autre l’individu. D’un côté du conventionnel fossilisé, de l’autre une sécrétion individuelle moins emprise de culture. C’est dans le moment de l’intégration d’une nouvelle couche de culture que se trouve la possibilité d’une remise en cause de celle-ci parce que ce moment provoque nécessairement un changement du regard sur le monde (quand bien même serait-il léger). Dubuffet n’est cependant pas dupe de cette possible libération[24], il affirme à plusieurs reprises qu’elle ne peut exister que pour des « instants fugaces[25] » grâce à des « tremplins momentanés à la manière des clous que les alpinistes plantent dans le rocher l’un après l’autre pour s’élever d’un pas, lequel fait ils n’ont plus d’usage.[26] » La libération de l’individu passe ainsi par une utilisation consciente de son « aubier », par une appropriation des éléments culturels nouvellement rencontrés et par leur utilisation, leur détournement même, contre la culture pour établir de « nouvelles grilles ». Loin des artistes exaltés qui se croient anti-conformistes, visionnaires ou avant-gardistes par nature[27]. Jean Dubuffet pense l’émancipation comme un processus exigeant, qui nécessite de l’endurance et qui reste à jamais incomplet.

 Ajoutons, à la lumière de ces citations, que sa pensée semble assimiler le vivant au mouvement. Le mouvant et l’accidentel se trouvent ainsi valorisés contre la fixité des conventions. L’art, nous le verrons, se doit d’ailleurs lui-même d’être un processus dynamique et sensible à l’imprévu[28]. Il semble donc que pour échapper à la culture, l’individu doive se lancer dans une course perpétuelle. Reste à savoir à quoi peut aboutir cette fuite en avant. La seconde métaphore, celle de l’artichaut, nous donne un début de réponse. Répondant aux arguments de Witold Gombrovicz sur l’impossibilité de se libérer de la culture, il écrit :

 

« Vos arguments de valent rien, cela n’avancerait pas de les réfuter. Ils ne portent pas. Les réfuter je l’ai fait déjà. Je vais vous en donner un meilleur, celui qui vraiment m’embarrasse, me tourmente affreusement. Et c’est qu’ôtée la première pelure de ce qui, de notre pensée et de nos humeurs, constitue l’apport culturel acquis, nous trouvons aussitôt une seconde pelure qui est de même farine, au-dessous de laquelle une autre encore et comme cela indéfiniment en allant vers le cœur de notre artichaut ; nous trouvons des feuilles de plus en plus centrales dont nous constatons, à bien les regarder, qu’elles sont aussi d’apport acquis ; et, portant notre loupe au cœur même du légume, où nous espérions trouver le porte-greffe initial, il n’y a qu’un trognon constitué lui-même d’embryons de folioles pareillement acquises.[29] »

 

Le mouvement est ici inverse à celui de l’aubier. Il s’agit de s’enfoncer dans les profondeurs de l’individu dans l’espoir d’y trouver, sous les couches de culture, un « cœur », un noyau qui lui appartiendrait en propre et qui serait source des « sécrétions » précédemment évoquées. Mais celui-ci s’avère introuvable et Dubuffet, tourmenté comme il le dit par cette conclusion, ce trouve contraint de décrire l’individu comme un « lieu d’apports » ce qui revient à le « vider de son être […] de toute substance propre – de l’être même.[30] » Constat nihiliste terrible auquel cependant Dubuffet ne se résout pas totalement. Ce sont en effet ici des arguments qu’il s’oppose à lui-même, de façon rhétorique, dans le but d’aller au bout de son débat avec l’écrivain polonais (et tenter de l’emporter). Le véritable but est en fait ici de pointer l’impuissance de la raison à résoudre le problème :

 

« c’est là justement que va s’opérer le retournement de notre gant. Nous nous trouvons là coincés – forcés de prendre conscience que nous ne pouvons pas nous fier à notre pensée conceptuelle, qu’elle nous égare, que son assiette même est gauchie.[31] »

 

Nous revenons à notre point de départ : la culture nous imprègne trop, nos idées sont en fait les siennes et il y a une limite à leur utilisation contre elle, mais cette limite même, lorsqu’on la rencontre, est déjà une perturbation qui fait chanceler la culture, qui dévoile son arbitraire. C’est ainsi l’asphyxie que provoque la culture qui produit l’impulsion pour s’en libérer. C’est elle qui pousse à penser contre elle. Au fond, l’enjeu semble être moins de se libérer de la culture que d’être averti de son influence et de rester en alerte ; il ne s’agit pas de sortir de la caverne pour voir le soleil, mais de comprendre que l’on ne regarde que des ombres projetées sur un mur. Ce qu’il faut, selon Dubuffet, c’est avant tout combattre l’oubli qui la rend invisible et résister à son attraction :

 

« La cervelle est matière molle et qui trop facilement se marque de toute empreinte[32]. Qui en est averti, en même temps que soucieux de diriger sa barque à sa propre fantaisie, ne craindra rien tant que les marqueurs d’empreintes. […] On voit des personnes de bonne volonté scandalisées par les mesures coercitives et les sanctions pénales auxquelles recourent certains régimes pour imposer des opinions, ou du moins leur expression. Ces mesures sont pourtant bien moins redoutables que le simple et omniprésent poids du consensus. La contrainte imposée par la loi n’est rien auprès de la pression, bien autrement agissante, et qui sévit partout, des idées accréditées dans le milieu où l’on vit, et c’est contre elle que chacun fera bien de se mettre constamment en défense vigilante s’il tient à penser librement.[33] »

 

Remarquons que la culture s’avère, parce qu’elle est invisible, plus contraignante que des sanctions légales explicites, elle fait figure, comme Dubuffet l’écrit ailleurs de « police de charme[34] » qui détermine inconsciemment les manières de sentir et de penser en profondeur. Mais, elle est aussi plus fragile d’une certaine manière : son dévoilement suffit déjà à la faire chanceler :

 

« Les médecins n’ont pas tort de déclarer vicieuse toute façon d’être et de penser qui s’écarte de la norme sociale, car toute vie sociale se voit mise en question sitôt que l’est un maillon de la chaîne des vues qui la conditionnent.[35] »

 

Ainsi, remettre en question la « nomenclature », c’est déjà se ressaisir un peu soi-même et attaquer la culture par la mise en doute des normes qu’elle véhicule. Il n’y a donc pas besoin de fantasmer un en-dehors de la culture, de toute façon inaccessible. Il faut simplement commencer par penser contre elle. C’est dans la lutte elle-même que peuvent advenir les « instants fugaces » de libération, lutte qui doit être menée avec constance comme on l’a vu. Dubuffet semble ici faire sienne la formule de Thucydide : « Il faut choisir, se reposer ou être libre ».

 

[1] Précisons que dans cette tâche, nous ne suivrons pas l’ordre chronologique des propos de Dubuffet, mais un ordre qui nous semble propice à reconstruire la logique intrinsèque à la pensée de Dubuffet.

[2] Asphyxiante culture, p.121.

[3] Bâtons rompus, p.57.

[4] Cela s’applique aussi au domaine artistique : « Le propre de la culture est de projeter une vive lumière sur certaines productions, de drainer la lumière au profit de celles-ci sans souci de plonger par là tout le reste dans l’obscurité. De ce fait meurent asphyxiées (car la création s’ébat de recevoir un peu de lumière et s »éteint quand elle en est privée) toutes velléités qui ne prennent pas leur source à ces productions privilégiées. Ne peuvent plus vivre que les imitateurs, commentateurs, exploiteurs et scoliastes. » Asphyxiante culture, p.15. On retrouve le terme d’asphyxie.

[5] Comme ici par exemple : « La métaphore la plus communément employée par les professeurs pour expliquer cette notion de catégorie, c’est-à-dire ces structures invisibles qui organisent le perçu, déterminant ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, est celle des lunettes. Ces catégories sont le produit de notre éducation, de l’histoire, etc. » Pierre Bourdieu, Sur la Télévision, Paris, raison d’agir, 2008, p.18. Dubuffet recours aussi à cette image, mais ajoute qu’elles sont déformantes : « lunettes aux verres déformants » Jean Dubuffet et Witold Gombrowicz, Correspondance, Paris, Gallimard, 1995, p.28.

[6] Nous reviendrons plus loin sur l’importance du visuel dans la pensée de Jean Dubuffet.

[7] Bâtons rompus, p.69.

[8] Et à la suite, il continue ainsi : « voyons le cas d’un homme de faible instruction, un minable. Dépourvu de culture ? Sûrement pas. Sa tête est fournie d’un ameublement pauvre, c’est vrai, très restreint, mais il y tient fort et ne voudrait à aucun prix en voir changée la moindre pièce. Passons maintenant à la tête du professeur de Sorbonne. Nous la voyons beaucoup plus richement et amplement meublée. Il tient à ses meubles encore plus que l’autre. Un pauvre, il est vrai, tient à sa montre et à son couteau plus qu’un châtelain à ses domaines ; mais chez le second la parade s’en mêle tant que les meubles deviennent sa vraie raison de vivre, donc je disais bien, il y tient plus qu’au sien le minable. Voici maintenant, je crois, que nous cernons le sujet. Peu de meubles ou beaucoup, c’est indifférent. » Asphyxiante culture, p.113. Plus on a de culture, plus on est prisonnier semble-t-il. Dubuffet se déplace ici aussi à contre-courant des idées communément admises. Remarquons également que la culture est ici ramenée à une simple série de possessions matérielles.

[9] Idem.

[10] Pour filer la métaphore précédente, la culture n’est pas seulement constituée de meubles, mais aussi de leur agencement et des relations que nous entretenons à leur égard.

[11] Jean Dubuffet, Notes pour les fins lettrés, in L’Homme du commun à l’ouvrage, Paris, Folio-Gallimard, 1973 (première publication en 1946), p.22.

[12] Asphyxiante culture, p.123.

[13] Par exemple : « clavier si restreint, si falsificateurs » Ibid., p.122.

[14] Bâtons rompus, p.24. Il semble que ce soit, en dernière instance, la source collective, sociale, de la culture qui soit en cause, opposée à l’individu comme on le verra. La norme est d’ailleurs décrite comme « psychose collective instituée pour le bon confort social ». Ibid., p.68-69.

[15] « Le cerveau ne reçoit pas les choses elles-mêmes, mais seulement leurs concepts, leur représentation, leur forme universelle. L’arbre représenté, l’arbre pensé, n’est toujours qu’un universel. […] La diversité infinie des choses, la richesse innombrable de leurs propriétés ne trouvent pas de place dans le cerveau. » Josef Dietzgen, l’Essence du travail intellectuel humain, Paris, Éditions Champ Libre, 1973, p.70.

[16] « Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. Dans la vision qu’ils me donnent des choses et de moi-même, les différences inutiles à l’homme sont effacées, les ressemblances utiles à l’homme sont accentuées, des routes me sont tracées à l’avance où mon action s’engagera. Ces routes sont celles où l’humanité entière a passé avant moi. Les choses ont été classées en vue du parti que j’en pourrai tirer. Et c’est cette classification que j’aperçois, beaucoup plus que la couleur et la forme des choses. » Henri Bergson, Le Rire, essai sur la signification du comique, 1899, disponible en ligne ici :

https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Rire._Essai_sur_la_signification_du_comique/Chapitre_III._%E2%80%94_I

[17] Notes pour les fins lettrés, p.25. En lisant ces lignes, on pense inévitablement aujourd’hui à Pierre Soulages (alors encore loin de l’outrenoir à l’époque puisqu’il n’a inventé cette pratique picturale qu’en 1979, soit bien après leur écriture en 1946).

[18] « Et ce n’est pas de vues qu’il faudrait parler là mais c’est plutôt d’aveuglement, car la vie sociale repose capitalement sur l’oubli, sur l’occultation des problèmes primordiaux » Bâtons rompus, p.69.

[19] Correspondance, p.23.

[20] L’aubier, rappelons-le à toutes fins utiles, est la partie de l’arbre entre le cœur et l’écorce. C’est le lieu de circulation de la sève brute.

[21] « Vous allez me dire que ce que je prends pour sécrétion personnelle procède aussi – à un niveau différent seulement – de la culture. […]

À cela j’ai réponse. C’est l’aubier. […] Ses cercles concentriques qui s’ajoutent chaque année poussent vers le centre les plus anciens. Ceux-ci, sous la poussée des couches plus récentes, perdent progressivement de leur volume en même temps qu’ils augmentent de consistance et de dureté. Peu à peu, insensiblement, leur nature se change ; ils deviennent au long du temps le bois dur de l’arbre, et comme son os, l’axe fossilisé de son être.

Et nous, notre bois, l’arbre de notre pensée, je le ressens de formation similaire. Notre pensée aussi, c’est vrai, résulte d’une lente et progressive stratification d’apports culturels. » Ibid., p.44-45.

[22] Ibid., p.45.

[23] Ibid., p.45-46.

[24] « Je sais bien que les esprits les plus libérés et inventifs, les accents les plus personnels, les plus sauvages spontanéités, ne peuvent prétendre à ne rien devoir à la culture. » Ibid., p.45.

[25] « J’ai toujours eu foi, malgré l’illogique, malgré l’absurde, dans la possibilité de déchirer, au moins pour des instants fugaces (qu’on peut peut-être s’entraîner à prolonger) cet écran du conditionnement de la culture » Ibid., p.28. Ajoutons aussi : « je ressens que l’imprégnation culturelle, tueuse de spontanéités, ne peut se relâcher qu’en de brefs instants fugaces ; il alors mettre à profit bien vite la trouvaille tant qu’on l’a en tête bien vivante. » Bâtons rompus, p.39.

[26] « Il faudra, au contraire de cela, lutter sans répit contre la séduction des mots du dictionnaire et des idées reçues (et formes reçues), je veux dire contre l’inclination à oublier que ces mots et idées (et formes) sont arbitraires et provisoires, qu’ils pourraient aussi bien faire place à d’autres tout différents, et qu’ils ne sont bons à utiliser que comme tremplins momentanés, à la manière des clous que les alpinistes plantent dans le rocher l’un après l’autre pour s’élever d’un pas, lequel fait ils n’ont plus d’usage. » Asphyxiante culture, p.123. Ajoutons que d’autres classifications lui semblent possibles : « Le choix de ces lieux est arbitraire et ces lieux ne sont pas non plus bien nettement définis. Il est loisible d’y opérer en nombre infini de nouvelles localisations en place de celles choisies, et toutes nos vues peuvent se trouver par là renouvelées. Ce qu’on appelle le monde physique, qu’on tient illusoirement pour réalité objective, consiste en ce jalonnement que nous y avons introduit. Il apparaîtra tout autre si nous changeons de place les jalons. » Ibid., p.41.

[27] Citons par exemple Vassily Kandinsky qui se voyait à la pointe du triangle formé par la société, triangle avançant grâce à cette pointe. Lire Du Spirituel dans l’art, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1989.

[28] Tout cela est d’ailleurs assez cohérent avec le fait que la réalité est conçue par Dubuffet comme un continuum que segmente la culture. L’art par son caractère spontané et improvisé peut suivre le mouvement du réel.

[29] Correspondance, p.54-55.

[30] Idem.

[31] Idem.

[32] Dubuffet renoue ici avec les conceptions du XVIIe siècle sur le cerveau comme celles de Malebranche dans De la Recherche de la vérité.

[33] Asphyxiante culture, p.54.

[34] Ibid., p.90. Nous ne sommes pas loin de la façon dont fonctionne la violence symbolique et la bonne volonté culturelle chez Pierre Bourdieu ou  de la servitude volontaire chez La Boétie.

[35] Bâtons rompus, p.68.

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