Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
24 novembre 2018 6 24 /11 /novembre /2018 21:16

Contre la langue

 

Tout au long de ces écrits, Jean Dubuffet tisse un lien étroit entre culture et langage, pour ne pas dire qu’il les assimile en grande partie. La langue est pour lui le support privilégié par lequel la culture est véhiculée et grâce auquel elle s’incorpore aux individus. Notons que, pour Dubuffet, la « nomenclature » dont nous avons déjà parlé « est représentée par les mots du vocabulaire.[1] » C’est un point sur lequel il revient plusieurs fois. Dans Asphyxiante culture, il écrit : « Ce nombre restreint d’objets et de phénomènes (et rapports entre eux) qui forme la culture est inventorié par la liste des mots du dictionnaire. Ces mots sont le jalonnement de notre pensée.[2] » Dans Bâtons rompus : « Le continuum des choses a été découpé par la culture en vingt mille notions dont l’inventaire correspond aux vingt mille mots du dictionnaire. C’est ce clavier du vocabulaire qu’utilise la pensée. Il est pauvre, il est arbitraire.[3] » Ce sont donc avant tout les mots[4] qui délimitent le pensable, mais qui en même temps permettent de penser selon les conditions de la culture. En cela Dubuffet rejoint Roland Barthes, lorsque celui-ci déclare dans sa leçon inaugurale au collège de France en 1977 que :

 

« La langue est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif. Jakobson l’a montré, un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire. […] Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète souvent, c’est assujettir : toute langue est une rection généralisée […] la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.[5] »

 

Tout l’enjeu du travail artistique de Dubuffet est justement d’ébranler ces modes de pensée préconçus par la langue afin d’en proposer d’autres. Cela est d’autant plus nécessaire que ce pouvoir de la langue est imperceptible, pour Barthes, comme pour Dubuffet :

 

« Le caractère restreint du nombre de touches que présente ce clavier est ressenti plus ou moins fortement. Beaucoup ne le ressentent pas du tout, tranquillement persuadés que les mots du dictionnaire correspondent fidèlement à l’intégrale nomenclature de tout ce qui existe, et, après cela, que les rapports inventoriés entre les uns et les autres des notions représentées par ces mots sont pareillement tous ceux qui soient et qui puissent être[6] »

 

Comment, dès lors, espérer changer la culture ? Opérer sa transformation en changeant les mots ne semble guère convaincant d’autant plus si Roland Barthes a raison quand il dit que : « Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos.[7] » Mais justement, Jean Dubuffet n’est pas écrivain de profession ni linguiste, il est avant tout peintre et c’est justement par la peinture qu’il entend lutter contre la culture et la langue :

 

« C’est ce clavier du vocabulaire qu’utilise la pensée. Il est pauvre, il est arbitraire. L’écrire n’en a pas d’autre à sa disposition, tandis que la peinture peut s’en libérer : son langage des signes n’en est pas tributaire ; il peut, dans ce continuum, fixer à l’infini des points qui se situent en tous intervalles séparant les notions qui ont reçu un nom. C’est là précisément la mission de la peinture et d’où elle tient le moyen de libérer la pensée de ces vingt mille cordes par lesquelles celle-ci est attachée et empêchée de voler. C’est la mission de la peinture de déplacer ce balisage, réinstituer le continuum, de survoler, y introduire des points de touche ou points d’appui à tout instant changés qui créent pour la pensée toutes espèces de nouvelles trajectoires.[8] »

 

 Il semble que si la peinture peut pour Dubuffet réussir à contester la langue de la culture, c’est parce qu’elle est elle aussi un langage, qu’il décrit d’ailleurs comme constituée de signes. Cependant, ce langage a pour particularité de ne pas être aussi conventionnel que la langue. Ses signes sont flottants, soumis à interprétation. Aussi ouvrent-ils un champ de possibles, de compositions et recompositions que n’offrirait pas l’écrit[9]. La peinture a comme langage un pied dans la culture et comme matière un pied dans le continuum du réel et de ses perceptions. Comme matière que l’on a agencée, à qui on a donné forme, elle prend sens tout en conservant malgré tout en elle l’indétermination du réel. Elle peut alors troubler la pensée et déplacer ses « jalons ». Nous verrons plus loin comment Jean Dubuffet tire parti de ces caractéristiques et met en œuvre ses principes dans sa pratique picturale.

Ajoutons enfin que la langue a aussi quelque chose de mortifère chez Dubuffet. La dénomination peut dénaturer ce qu’elle nomme. Le fait, par exemple, pour une œuvre d’art de recevoir le nom d’« Art », d’être étiqueté ainsi, lui fait perdre les qualités qui pourtant ont entraîné sa dénomination :

 

« À considérer que, dans le domaine de l’art et des inclinaisons bien spontanées des humeurs, les choses n’ont fraîcheur et vertu qu’aussi longtemps qu’elles n’ont pas reçu de nom, le collège culturel, dans son empressement à lourdement nommer et homologuer, remplit une fonction comparable à celle de l’épingleur de papillon. C’est le propre de la culture de ne pouvoir supporter les papillons qui volent. Elle n’a de cesse de les immobiliser et étiquetés.[10] »

 

Les mots sont mortifères parce qu’ils figent le réel dans le langage comme la culture, dont ils sont le support, le fait dans la pensée et la vie sociale. La comparaison avec « l’épingleur de papillons » le montre clairement : entrer dans la classification opérée par la culture, c’est perdre le dynamisme de la vie. Pour le dire autrement, avec un vocabulaire plus philosophique peut-être, nommer, c’est essentialiser, c’est réduire l’entité que l’on nomme à un nombre minimal de ses dimensions. Ce faisant, on la prive de certains de ses aspects, notamment relationnels, et du même mouvement de ses potentielles évolutions.

 

[1] Bâtons rompus, p.41.

[2] Asphyxiante culture, p.121.

[3] Bâtons rompus, p.26. Il rejoint ici Bergson : « Un des plus grands obstacles, disions-nous, à la liberté de l’esprit, ce sont les idées que le langage nous apporte toutes faites, et que nous respirons, pour ainsi dire, dans le milieu qui nous environne. Elle ne s’assimile jamais à notre substance : incapables de participer à la vie de l’esprit, elles persévèrent, véritables idées mortes, dans leur raideur et leur immobilité. » Le Bon sens et les études classiques, op.cit., p.21.

[4] Dubuffet n’est pas linguiste et ne va pas au-delà, il ne questionne pas les effets des structures grammaticales, des genres ou des déclinaisons. Cela dépasse bien entendu son domaine, mais les aspects genrés de la langue française ou la façon dont elle se structure autour du sujet aurait pu éventuellement lui apparaître.

[5] Roland Barthes, Leçon, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2015, p.12 à 14.

[6] Rappelons que culture est fondamentalement réductrice selon Dubuffet et ne correspond pas au réel, à la suite on peut lire : « le vocabulaire, registre des notions, et celui des rapports de l’une d’elles à l’autre tel qu’il est donné par la culture, apparaissent aussi incomplets – et de pareille inadéquation aux matières à traiter – que l’est, par exemple, à l’expression courante, le misérable vocabulaire enseigné par les élémentaires manuels de conversation en langue étrangère qu’on trouve aux frontières à l’usage des touristes. » Asphyxiante culture, p.122.

[7] Roland Barthes, op.cit., p.15.

[8] Bâtons rompus, p.26.

[9] Jean Dubuffet sous-estime sans doute les possibilités du langage, dans ce paragone des arts, comme Léonard de Vinci qui donnait la première place à la peinture face à la poésie. Roland Barthes voit des moyens de subversion dans la langue elle-même sous forme de tricheries : « il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature » Op.cit., p.16. Ici, les deux auteurs se rejoignent en faisant de l’art l’outil contre la norme (littérature contre langue, peinture contre culture). Signalons aussi les propos de Bergson pour qui l’apprentissage du grec et du latin peut être salvateur : « Je vois justement dans l’éducation classique, avant tout, un effort pour rompre la glace des mots et retrouver au-dessous d’elle le libre courant de la pensée. En vous exerçant, jeunes élèves, à traduire les idées, d’une langue dans une autre, elle vous habitue à les faire cristalliser, pour ainsi dire, dans plusieurs systèmes différents ; par là, elle les dégage de toute forme verbale définitivement arrêtée, et vous invite à penser les idées mêmes, indépendamment des mots. » Le Bon sens et les études classiques, op.cit., p.23. Dans tous les cas il s’agit d’opérer des déplacements qui permettent la prise de conscience.

[10] Asphyxiante culture, p.55.

Partager cet article
Repost0

commentaires