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25 avril 2012 3 25 /04 /avril /2012 17:41

 

 

 

 

Séquentialité brisée

 

   Considérer la bande dessinée comme un assemblage d’image et de texte, c’est passer à côté de ce qu’elle est réellement, car textes et images ne sont que les outils pour mettre en œuvre le caractère séquentiel de ce médium. Une bande dessinée est un récit exprimé sous la forme d’une séquence d’images. En règle générale, cette séquence est linéaire. Elle se lit à la manière d’un texte, de la gauche vers la droite et de haut en bas, chaque case se présentant comme une sorte de mot (ou de groupe de mots) intégré à une phrase visuelle. Rompre cette séquentialité, c’est donc porter atteinte au récit et en perturber la réception.

   Prenons comme exemple Quatre-vingt-quinze[1] d’Étienne Lécroart, une planche fonctionnant selon le mode de la « plurilecturabilité ». Le lecteur a ici le choix des cases qu’il veut lire dans cette page organisée en gaufrier[2] de cinq cases de hauteur sur quatre cases de largeur ; chacune des cinq cases de gauche peut être le point de départ pour le lecteur qui a ensuite le choix parmi les trois cases contigües (à droite et en diagonale vers le haut ou le bas) pour continuer le gag. Ainsi, il y a en fait quatre-vingt-quinze possibilités différentes dans ces cinq strips superposés[3], soit quatre-vingt-quinze gags aux ressorts différents.

   Ce système a pour effet de rendre le lecteur actif. Celui-ci choisit son chemin et expérimente plusieurs solutions, plusieurs variations. Il se demande ce qu’il advient du gag qu’il vient de lire si l’on n’en change qu’une vignette, ou si d’un point de départ différent on arrive à la même ultime case.

   Il est d’ailleurs frappant de constater que les mêmes éléments, les mêmes signes, visuels ou textuels, changent de signification selon le chemin suivi. Un individu vu en silhouette et de trois-quarts dos, avec une forme indéfinissable derrière lui, peut, selon la case que l’on vient de lire, être soit un homme avec des lunettes de soleil devant une plante verte, ou bien le même personnage vêtu d’une tenue à plumes d’une girl de music-hall, ou enfin un extra-terrestre tenant un drôle de pistolet futuriste.

   En jouant ainsi avec la séquentialité, Lécroart met en évidence le caractère mouvant et ambigu des signes constituant une bande dessinée et l’importance du contexte qui les entoure[4]. Il oblige le lecteur à reconsidérer ce qu’il a identifié une première fois et à revenir plusieurs fois sur la même case pour permuter et superposer mentalement les différentes possibilités. Les récits possibles ne se séparent plus. Ils s’associent et deviennent mobiles. Ils continuent d’exister dans l’esprit du lecteur lorsqu’il change de séquence. La planche n’est donc plus l’incarnation d’une histoire, mais un éventail de possibilités narratives qui ne s’annulent pas les unes les autres, mais s’accumulent au contraire. Il n’y a plus de récit linéaire, mais un ensemble fragmenté, un patchwork de gags sans cesse recomposés. Le langage de la bande dessinée est perturbé, il s’enrichit d’une multiplicité de sens, plus ou moins fusionnés, et ce qui était fixé une fois pour toutes par convention – comme un type de forme particulière qui signifierait plante verte – devient indéterminé.

   Martin Vaughn-James, dans La Cage[5], travaille lui aussi la séquentialité, d’une autre manière toutefois. Ce n’est pas par accumulation de possibilités narratives, mais en évacuant les personnages du récit et en ne conservant qu’une case par page (par double page parfois) accompagnée d’un texte extérieur à celle-ci. Ainsi, pas de héros pour guider le lecteur comme c’est habituellement le cas, pas de personnage réceptacle auquel il est possible de s’identifier. Le lecteur se trouve livré à lui-même dans un ensemble discontinu, dont la linéarité est désunie, dont les images et les textes sont davantage séparés que reliés.

   Ajoutons que l’essentiel des informations données au lecteur sont, à l’instar du nouveau roman dont Vaughn-James s’inspire, d’une nature descriptive, factuelle et distanciée. Ce sont des fragments d’un univers instable, une série, plutôt qu’une séquence, d’images représentant les lieux de ce monde fictionnel. La structure labyrinthique de La Cage déjoue les tentatives d’interprétation et emprisonne le lecteur dans un réseau non-linéaire qu’il essaye d’assembler.

   Et c’est alors son activité mentale qui devient primordiale. Les ellipses entre chaque page devenant des abimes déroutants, c’est à lui d’emplir ces gouffres d’un sens qui ne lui est pas donné, ni même véritablement suggéré par l’auteur. Il n’est plus en train de lire une bande (dessinée) mais de contempler un espace, à la structure fortement architecturée, au travers d’un prisme constitué de multiples facettes. De plus, il n’y a pas de chronologie entre les images, les mêmes éléments apparaissant tour à tour fissurés, craquelés ou en parfait état, dans une temporalité sans cause ni effet. À charge pour le lecteur de donner une cohérence à cette vision fragmentée.

   Ainsi, le récit s’efface et ce qui est habituellement une séquence se mue en une série d’éléments juxtaposés. C’est en effet autour du récit que se structure, dans la plupart des cas, la séquence qui constitue une bande dessinée. Dans La Cage c’est un espace mental qui sert de fondation aux images. Cette rupture de la séquentialité et la nature essentiellement descriptive de La Cage peuvent même nous pousser à nous interroger sur l’appartenance de celle-ci au domaine de la bande dessinée. Comme les autres productions de l’auteur, elle est d’ailleurs nommée : roman visuel (viual novel) sur sa couverture. La Cage est en marge de la bande dessinée et en pousse le fonctionnement à ses limites. Ici, le récit laisse place à l’espace.

 



[1] Étienne Lécroart, Quatre-vingt-quinze, in BANG ! n°4, Luçon, Beaux Arts magazine et Casterman, octobre 2003.

[2] Un gaufrier est, dans le vocabulaire de la bande dessinée, un type de planche dans laquelle toutes les cases sont rectangulaires et identiques, et dont l’organisation de celles-ci rappelle la disposition des trous d’une gaufre.

[3] Voir aussi Blat & Moustiker ! dans « soixante-huit » strips en quatre du  même auteur, publié dans l’Oupus 2, op.cit.

[4] Notons le caractère virtuose et la précision d’orfèvre que nécessite un tel exercice. L’auteur est en effet contraint de porter attention à chaque élément de chaque case, selon plusieurs contextes superposés, pour qu’il ait une signification dans chacun de ceux-ci et afin de ne rompre aucune des lignes narratives potentielles.

[5] Martin Vaughn James, La Cage, Belgique, Les impressions nouvelles, 2002.

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