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25 avril 2012 3 25 /04 /avril /2012 17:34

 

 

 

 

Pas de texte, pas d’image(s).

 

   Les plus évidentes entorses aux conventions de la bande dessinée sont celles qui la privent de l’une de ses deux composantes apparemment fondamentales. Traditionnellement, une B.D. est constituée de textes (dialogues, didascalies) et d’images (le plus souvent des dessins), qui entretiennent une relation d’interdépendance et se donnent sens les uns les autres. Cette complémentarité, loin d’être irrévocable comme on pourrait le penser de prime abord, se laisse aisément briser et il existe de nombreuses bandes dessinées dans lesquelles manque l’un de ces deux éléments, B.D. « muettes » ou au contraire uniquement « parlantes ».

   L’exemple le plus célèbre de bande dessinée sans paroles est l’œuvre du non moins célèbre Moebius. Il s’agit bien entendu d’Arzach[1]. Cette bande dessinée de science-fiction ne comporte aucun dialogue, ni aucune didascalie. L’action n’en est pourtant pas moins lisible, et les relations entre les personnages restent compréhensibles malgré l’absence d’interactions verbales entre eux. Ce retrait, cette privation, n’a donc qu’une conséquence mineure et ne perturbe guère la lecture de l’album. Cela s’explique aisément. En effet, la bande dessinée est depuis l’origine, depuis les « littératures en estampes »[2] de Rodolphe Töpffer, un art de la pantomime dans lequel la parole est un supplément. Priver une bande dessinée de texte n’en change donc pas vraiment la nature, tout comme le cinéma muet reste du cinéma. Et pour le lecteur, cette privation n’est pas un handicap, tout au plus nécessite-t-elle un rapide temps d’adaptation.

En est-il de même lorsque c’est l’image qui disparait ? Lorsqu’une bande n’est pas dessinée ?  La modification est ici plus brutale et rompt davantage avec les usages. Le terme même de bande dessinée suppose l’image[3], l’en priver n’est donc pas anodin.

   Cet interdit de la figuration est à la base du travail de François Ayroles réalisé pour l’Oupus 2[4], constitué d’une série de strips, dont les cases ne comportent que des phylactères. Ces strips mettent en scène quatre personnages : Un père, une mère, leur fils et… Dieu. Chacun d’entre eux émet ses phylactères depuis l’un des quatre côtés de la case, position immuable qui permet au lecteur de se repérer : le père est à gauche, la mère à droite, l’enfant en bas et bien évidemment Dieu intervient d’en haut. Et cela nous permet de voir que l’absence d’image n’évacue pas le visuel de la bande dessinée[5]. Au contraire puisque ce sont des données spatiales qui renseignent le lecteur sur l’identité de ceux qui prononcent les dialogues. Ce sont presque des coordonnées géographiques attribuant un territoire pour chaque intervenant.

   Mais, ce territoire se situe hors champ, dans les marges. Il est entre les cases dans l’espace inter-iconique[6]. Ce n’est pas dans l’espace de la case, où les éléments du récit sont habituellement montrés, qu’agissent les personnages, mais dans celui qui habituellement est vide, inoccupé. Espace libre dévolu à l’imagination du lecteur, grâce auquel il peut faire vivre la bande dessinée en complétant les ellipses reliant les cases. Dans notre exemple, presque rien ne lui est donné, il a donc tout à faire, tout à déduire des quelques amorces qui lui sont données par François Ayroles (les dialogues et l’orientation des bulles). Cette absence d’image augmente l’activité du lecteur, qui doit sortir quelque peu de sa compréhension habituelle et relativement passive de la situation narrative. Son implication est plus forte, il est davantage acteur et un peu moins spectateur[7]. L’image ainsi placée en marge de la B.D. appelle, par le vide, l’imagination du lecteur.

   Cela dit, même si priver une bande dessinée d’images est une expérience pour le moins incongrue pour le lecteur, celle-ci ne modifie par tant que cela la nature du médium et si l’image est un élément primordial de la bande dessinée, ce n’est peut-être pas le plus fondamental.

 

 



[1] Moebius, Arzach, Les humanoïdes associés, 1976. Mais bien d’autres exemples auraient pu être convoqués comme le Maestro inachevé de Caran D’Ache (1889) ou, au Japon, Gon de Masashi Tanaka dont le personnage principal Gon est un jeune tyrannosaure évoluant parmi d’autres animaux. Les exemples de B.D. muettes sont nombreux tout au long de l’histoire et sur tous les continents.

[2] Rodolphe Töpffer, Essai de physiognomonie, Cahors, Kargo, 2003, p.7.

[3] Tout comme les termes japonais manga (images dérisoires) ou anglo-saxon graphic novel (roman graphique).

[4] Collectif, Oupus 2, L’Association, 2003. Les Oupus sont des recueils de bandes dessinées sous contraintes réalisées par les membres de l’OuBaPo (Ouvroire à Bandes Dessinées Potentielles, inspiré de l’OuLiPo de Raymond Queneau et Georges Perec).

[5] Nous aurions pu citer, dans le même genre, La bande pas dessinée publiée sur internet à l’adresse : http://www.labandepasdessinee.com/bpd/386-regime

[6] Tel que le nomme Scott McCloud dans L'Art invisible, Ligugé, Delcourt, 2007 (traduction : Dominique Petitfaux, Édition originale Harper Collins, 1999).

[7] Il en va à peu près de même dans les bandes dessinées composées d’une seule case répétée à l’identique, le texte étant la seule donnée qui change. Dans celles-ci, l’image unique qui se juxtapose à elle-même devient simplement le support du texte. Si cette case représente un personnage, le lecteur projette différentes émotions sur un même visage en fonction des variations du texte. Cet « effet Koulechov » de la bande dessinée peut être observé dans les premières productions de Lewis Trondheim, à une époque où n’ayant pas encore l’habitude de dessiner, il avait décidé de photocopier la même case pour produire ses strips. Citons notamment Le Dormeur, publié aux éditions Cornélius en 1993.

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