Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
15 avril 2013 1 15 /04 /avril /2013 22:56

Devenir enquêteur

 

3" est donc une expérience particulière du point de vue : celui d’une entité unique et omnisciente, sorte de lumière du savoir divin, dépassant les possibilités humaines, traversant les espaces en laissant les signes à décrypter derrière elle. Mais nous récepteur de ce dispositif, nous ne sommes que des hommes. Il nous faut donc reprendre les images que nous avons vues, cette fois pour les lire et les interpréter.

Pour cela, il nous faudra les regarder différemment. En effet, lors de notre première expérience, pris par le vertige de cette plongée dans des images emboitées les unes dans les autres, nous n’avons naturellement pas porté attention à ces indices. Notre attente était celle qui nous est habituelle face à une bande dessinée : que va-t-il arriver ensuite ? Quelle sera la prochaine image ? Où ce rayon va-t-il nous conduire ? etc. Notre regard était donc principalement rivé sur le prochain reflet à venir, notre attente était sur l’horizon[1] et donc sur le centre des images, sur l’endroit où doit nécessairement apparaitre la suite de la trajectoire du rayon, puisque celui-ci est à la fois le point de vue central et le point de fuite vers lequel il se dirige.

Or, les informations utiles pour comprendre les événements qui nous sont présentés ne sont pas au centre des images, elles glissent presque immédiatement vers la lisière du cadre, là où nous ne regardons habituellement pas. Lorsqu’ils sont suffisamment gros pour être perçus, c’est là que notre regard est le plus en attente de la prochaine poupée russe et donc le moins disponible pour eux. Par leur positionnement en périphérie, ils nous échappent inévitablement à la première vision[2].

Il nous faut donc décentrer notre regard, quitter le vertige spectaculaire, qui bien que sublimement agréable ne peut que nous maintenir dans l’ignorance. Il faut sortir du temps linéaire pour rendre intelligible la situation[3]. Cette nécessité du décentrement est d’ailleurs indiquée par mise en abyme finale où le blanc de la lumière envahit le centre et où les derniers résidus d’image ne subsistent que sur les bords. Précédée par les mots nothing et something et se situant dans une happening gallery, l’illumination finale nous informe donc qu’il est arrivé quelque chose là où nous n’avions rien vu. Cette fin dit au lecteur : « ça y est tu as tous les éléments, même si tu ne les as pas vus. Maintenant, reviens sur tes pas et cherche l’explication que tu espérais trouver en venant jusqu’ici, jusqu’à la fin. »

Sachant que ces indices ne se présentent pas dans un ordre déterminé qui guiderait le lecteur d’étape en étape vers la solution, celui-ci se retrouve donc livré à lui-même, contraint de parcourir un espace de signes multiples qu’il va lui falloir démêler. Le lecteur/spectateur est donc dans la même position qu’un enquêteur devant une scène de crime (ce qu’est en effet 3" puisqu’il s’agit, rappelons-le, d’une tentative de meurtre[4]). Il lui faut donc recomposer les causes qui amènent au crime. Le lecteur doit ici résonner par abduction, partir d’une situation et de ses composantes pour formuler des hypothèses d’explication correspondant aux indices que l’on possède. Peu à peu, en faisant des allers et retours entre les pages, entre les indices et ses hypothèses, l’enquêteur reconstitue le puzzle du récit. Nous sommes, devant 3", dans la même position que le photographe de Blow Up, il nous faut plonger dans l’abyme des images et de leurs détails pour comprendre. [5]

Ainsi, Marc-Antoine Mathieu transforme le lecteur en enquêteur, lui livrant tous les éléments, mais de façon dispersée, pour comprendre cette histoire. Ce puzzle nous n’en dévoilerons pas la solution ici, ce n’est pas notre objet. Nous ne voulons pas vous priver de l’expérience particulière que constitue 3", nous en avons même déjà peut-être un peu trop dit. Si vous voulez la lumière, il vous faudra la chercher par vous-même en parcourant ces mystérieuses trois secondes.



[1] Pour jouer avec l’expression bien connue de Hans Robert Jauss, car ici il y a un jeu sur l’horizon d’attente du lecteur, qui scrute l’horizon des images, qui est habituellement aussi l’horizon du récit, horizon d’attente qu’il lui faut modifier en oubliant ses réflexes normaux de lecture.

[2] Le phénomène est encore plus net dans la version animée ou les objets nous fuient littéralement à peine apparus. La continuité du temps accentuant l’impression qu’ils glissent hors de notre portée en s’élançant vers le hors champ.

[3] Il nous faut en quelque sorte sortir de la caverne de Platon et de ses lumières multiples et trompeuses pour atteindre à la vraie lumière, unique celle-là comme notre rayon dans 3", celle du soleil, de l’intelligible. La connaissance dans 3" semble donc être envisagée comme accessible à condition d’échapper au temps du sensible, aux phénomènes visibles mais éphémères, pour un temps hors de l’écoulement qui est celui de la raison. Les nombreuses occurrences de représentations d’yeux, ou d’objets équivalents comme les objectifs de caméra, qui voient tout, mais ne saisissent rien, car limités à un point de vue, appuient cette idée, tout comme la présence presque subliminale du cerveau qui, par sa structure labyrinthique, est apte à dénouer cet emmêlement linéaire.

[4] Qui d’ailleurs recycle bon nombre d’éléments typiques, presque clichés, du film noir. Sans en dire trop sur l’intrigue : ombres prédominantes, complot, faciès caricatural des comploteurs, femme traitresse, sniper sur le toit, grade du corps, mallette à menottes, etc.

[5] À cela s’ajoute aussi le jeu avec les reflets qui engendre des mots inversés, résonnants avec cette lecture à rebours que nous avons décrite. Notons que le film d’Antonioni trouve une résonance dans un autre album de Marc-Antoine Mathieu dont nous avons parlé : Le Dessin. Le héros de celui-ci explore le dessin qui lui a été légué de façon similaire à ce qui se passe dans la fameuse scène de Blow Up, tous deux utilisant des outils pour suppléer les limites de leur vision.

Partager cet article
Repost0

commentaires